Stéphanie : La prostitution est évidemment beaucoup plus facile à théoriser qu’à « exercer »…

2598

Stéphanie est une survivante de la prostitution, elle milite au sein de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES). Le 11 octobre 2009, dans le cadre du Forum Social Québécois, la CLES a présenté les résultats d’une recherche sur les « clients » prostitueurs. Stéphanie est intervenue à propos des regards que des femmes ayant une expérience dans l’industrie du sexe portent sur les « clients ». Merci à elle et à la CLES, qui nous ont autorisé à diffuser son intervention.

J’aimerais débuter avec une citation tirée d’un livre qui m’a profondément marquée et qui, je suis certaine, est connu de toutes et de tous. Ce livre est Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée[[Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée, Gallimard, Folio Poche.]].

J’observe les autres filles. Presque toutes des gosses, comme moi. Je vois qu’elles sont bien malheureuses. Surtout les toxicos qui doivent se prostituer pour pouvoir se piquer. Je lis le dégoût sur leur visage chaque fois qu’un micheton les touche, et pourtant elles se forcent à sourire. Je les méprise ces types qui se coulent lâchement dans la foule de ce hall de gare, cherchant de la chair fraîche du coin de leur œil allumé. Des idiots ou des pervers, sùrement. Quel plaisir peuvent-ils éprouver à se pieuter avec une fille totalement inconnue, que visiblement ça dégoûte, et dont il est impossible de ne pas voir la détresse.

Il n’existe malheureusement pas de terme spécifique pour les hommes qui achètent des « services sexuels ». L’utilisation généralisée du terme d’apparence neutre de « clients » contribue à renforcer l’invisibilité et l’impunité accordée aux hommes qui se donnent le droit d’acheter le corps des femmes. Ce terme banalise également les rapports de pouvoir qui sont au cœur de la prostitution et la double hiérarchie sociale qui en découle : la domination des hommes sur les femmes (l’assujettissement des femmes aux hommes) et celle des classes riches sur les classes pauvres. C’est pourquoi plusieurs groupes abolitionnistes dont, vous l’aurez deviné, la CLES, utilisent le terme plus juste de « prostitueur » ou « client-prostitueur » qui met en lumière le rôle de ces hommes dans le maintien de cette institution patriarcale.

Recevez nos derniers articles par e-mail !
Lettres d'information
Recevez nos derniers articles par e-mail !
S'abonner

Les notions de « consentement » et de « choix » individuel ont été récupérées par le puissant lobby des « travailleurs du sexe » qui revendique au nom de la liberté sexuelle le « choix » que feraient certaines femmes d’entrer dans le système prostitutionnel. Si certaines femmes font effectivement le « choix » d’entrer dans le système prostitutionnel, ce choix n’est pas lié à leur liberté sexuelle, mais plutôt à des besoins d’ordre économique (qui sont souvent influencés par la société de consommation, capitalisme oblige, dans laquelle nous vivons).

La prostitution n’est pas une question de choix individuel ou de liberté sexuelle, mais bien une question sociale puisqu’elle concerne l’ensemble des femmes qui deviennent dès lors potentiellement toutes des objets sexuels, des produits, des marchandises, que l’on peut acheter, vendre ou louer. La prostitution ne peut par conséquent être réformée dans le but d’améliorer les conditions de sa pratique.

Le lobby des « travailleurs du sexe » ne fait certes pas la publicité du fait que celui qui a le choix dans ce marché est le client-prostitueur, car c’est lui qui décide et impose ses désirs et fantasmes en « achetant » le consentement des femmes (l’argent a cette faculté magique). Les femmes n’entrent pas dans la prostitution par « choix », mais plutôt par manque de choix. Elles méritent de véritables choix et non pas ceux que leur imposent, par exemple, l’industrie du sexe d’avoir à choisir entre le bordel, la pornographie, la rue, les agences, les salons de massage ou les clubs de danseuses.

Je suis franchement écœurée et dégoûtée d’entendre dire que la prostitution est un choix libre et rationnel, voire une alternative économique souhaitable. Je ne pensais jamais faire ce que j’appelle mon « coming out » (c’est-à-dire, dire publiquement que j’ai « travaillé » dans cette violente et vorace institution patriarcale qu’est l’industrie du sexe) et ça été une décision très difficile parce que je l’ai caché pendant si longtemps.

J’en ai tout simplement marre (et je suis vraiment frustrée, car je n’en crois pas mes oreilles) de ces intellectuelles et de tous ces groupes pro « travail du sexe » qui parlent en mon nom, et au nom de toutes celles qui font ou ont fait partie de cette industrie, pour vanter les mérites du « travail du sexe » et expliquer que ce n’est pas la prostitution qui est un problème, mais les conditions dans lesquelles elle est pratiquée et ces supposés quelques (comprendre peu nombreux) « mauvais clients ».

Les groupes pro « travail du sexe » s’improvisent porte-parole de toutes les femmes exploitées dans cette industrie, mais ils ne sont en fait que le porte-parole d’une minorité de femmes prostituées et ignorent la majorité, dont je fais partie, que l’on entend normalement pas et qui ne peut ou ne souhaite (de peur d’être reconnue, de peur d’être davantage stigmatisée, jugée, de peur des représailles, etc.) s’exprimer.
Il faut rester extrêmement vigilant•e face à ce discours qui dissimule le silence et la réalité de plus de 90% des femmes exploitées dans cette industrie.

En ce qui a trait aux clients-prostitueurs, vous pouvez imaginer que je ne pense pas de gentilles choses d’eux, mais ne voulant pas offenser les hommes ici présents, je ne répéterai pas les mots qui défilent présentement dans mon esprit. J’ai également consulté une dizaine d’amies qui sont encore dans les clubs ou qui n’y sont plus. Elles n’ont, elles non plus, rien de positif à dire sur ces hommes sinon que ce sont des « portefeuilles » qui nous exploitent et profitent de nous. À ce sujet, une copine sexuellement exploitée dans les clubs de danseuses m’a dit : Les hommes sont avides de sexe et d’objets sexuels. Ils sont tous différents, mais leur but commun est de voir des filles nues et de les toucher. Beaucoup sont irrespectueux et prêts à se mettre dans les problèmes pour franchir les limites de l’interdit. En d’autres mots, c’est des hypocrites qui laissent leurs femmes à la maison et qui viennent toucher d’autres filles pour lesquelles ils n’ont aucun respect… C’est pitoyable!.

Il faut comprendre que les pratiques demandées par les clients-prostitueurs sont multiples en plus d’être déshumanisantes, dégradantes, violentes et dangereuses. Les clients-prostitueurs exigent, presque toujours, de ne pas porter de capote. Ils ont très souvent recours à la violence et veulent reproduire ce qu’ils voient dans la pornographie (relations sado-masochistes, double pénétration, relations avec deux femmes, etc.) Ils veulent toujours plus pour toujours moins, c’est-à-dire qu’ils utilisent le chantage ou tout autre moyen pour soit faire baisser le prix ou soit obtenir des « services » que les femmes ne veulent pas ‘faire’ comme, par exemple, la pénétration anale.

La pornographie et les médias, en plus de toujours repousser les normes de ce qui est socialement acceptable, encouragent les clients-prostitueurs à faire de nouvelles expériences, à essayer de nouveaux produits (femmes exotiques, transexuelles, enfants, etc.), à transgresser les limites de ce qui est possible ou permis. C’est pourquoi ils exigent et exploitent des femmes de plus en plus jeunes et considèrent que la « chair fraîche » est meilleure. Ils désirent vivre de multiples expériences, dont la plus récente et la plus promue par les agences d’escortes et les médias est la girlfriend experience (GFE) qui leur permet de passer un moment avec une femme qui prétendra être leur copine. Ce qui veut simplement dire qu’avant de baiser, ils iront au cinéma, au restaurant, etc.

Dans les clubs de danseuses, il est maintenant légalement possible, et socialement très accepté, de toucher les seins, les fesses, les jambes et les bras, c’est-à-dire la presque totalité du corps de ces femmes, à l’exception de leur partie génitale. Cette légalisation a entraîné de graves conséquences pour les « danseuses » en plus d’entraîner d’énormes transformations quant aux conditions de travail. Les « danseuses » sont dorénavant exposées quotidiennement à la violence sexuelle : elles se font embrasser, « lécher » « sucer » les seins, toucher les parties génitales, mordre, griffer, gifler, etc. Cette violence est pourtant banalisée, normalisée et comprise comme faisant partie du métier.

J’ai « dansé » sur une période s’échelonnant sur près de 14 ans et jusqu’à récemment je « dansais » encore. Je suis sidérée par la banalisation spectaculaire de cette industrie. « Danser » est aujourd’hui si banal et si glamour qu’on encourage fortement les femmes et les jeunes filles à aller essayer ou même à y « travailler » pendant leurs études.

Les médias et la culture populaire (la musique, la télévision, le cinéma, la radio, Internet) y font fréquemment référence et les clubs sont vus comme un lieu d’émancipation pour les femmes. On peut y garder sa forme physique (on fait de plus en plus la promotion de la danse-poteau). On peut être subversive en renversant les rôles de pouvoir (ce sont les femmes qui profiteraient supposément des hommes) et assez ridiculement, les femmes n’auraient plus besoin d’étudier en gestion, puisque « danser » permettrait aussi d’acquérir et développer d’habiles stratégies et techniques de vente empruntées directement au monde du commerce.

Mais sur quelle planète vivent-elles-ils? La prostitution (danser), un métier comme un autre? Mais elles-ils sont folles-fous, complètement taré•e•s.

J’aimerais vous rappeler, en citant l’extraordinaire Andrea Dworkin, ce qu’est la prostitution. Et le plus beau cadeau que vous pourriez me faire aujourd’hui est de conserver précieusement cette citation dans votre mémoire :

La prostitution : qu’est-ce que c’est ? C’est l’utilisation du corps d’une femme pour du sexe par un homme; il donne de l’argent, il fait ce qu’il veut.

Dès que vous vous éloignez de ce que c’est réellement, vous vous éloignez du monde de la prostitution pour passer au monde des idées. Vous vous sentirez mieux ; ce sera plus facile ; c’est plus divertissant : il y a plein de choses à discuter, mais vous discuterez d’idées, pas de prostitution. La prostitution n’est pas une idée.

Comme l’a si merveilleusement exprimé Andrea, la prostitution est évidemment beaucoup plus facile à théoriser qu’à « exercer ». Allez donc vous jeter dans cette industrie aux appétits vampiriques et revenez m’en parler par la suite, on verra bien ce que vous aurez alors à en dire.