Noémie : Je n’étais plus rien ; un corps et puis c’est tout.

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J’ai fait une dépression à 16 ans. Une tentative de suicide. J’ai été hospitalisée. J’ai vu tout un tas de psys, des comportementalistes, des psychologues, des psychiatres…

Au collège, au lycée, j’étais seule. On disait que j’étais prétentieuse. Je ne l’étais pas mais je courais après la perfection. Il fallait que je sois la plus jolie, la plus brillante. Je voulais être mannequin.

Un jour, je n’ai pas été sélectionnée à un concours de mannequinat. J’ai commencé à avoir un mauvais regard sur mon corps. Je suis devenue boulimique. Au lycée, j’avais choisi la filière littéraire et pour la première fois, j’ai eu de mauvaises notes en français. C’est ce qui a déclenché ma dépression. J’avais une copine, nous nous sommes fâchées. Bref, je me suis retrouvée seule. Les autres filles me regardaient de la tête aux pieds. On me traitait de bizarre, d’intello. Soit on me rejetait, soit on ne me voyait pas ; j’étais invisible. On faisait tout pour me montrer que ma présence était insupportable. J’avais les mêmes rapports à la maison avec ma sœur. J’étais en trop partout. Mon existence était pénible aux autres, donc à moi-même. Je me lavais les mains sans arrêt, je me sentais sale, je n’avais pas tenu mes ambitions.

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Cette dépression, ça a été le big bang. Il fallait que j’échappe à la pression. Mes parents me poussaient beaucoup, je voulais faire Prépa ou Sciences Po. Je ne me trouvais jamais assez intelligente, ce que je faisais n’était jamais suffisant. Mon physique, et même mon intellect étaient désavoués.
J’ai fini par raccrocher en français. J’ai fait une demi année de terminale. J’arrivais à 11h00 en cours, je repartais n’importe quand. J’avais envie de me flinguer. Et toujours le regard des autres, critique, moqueur. J’ai quand même eu mon bac avec mention bien.

J’ai atterri en clinique psychiatrique. Je me suis mise à sortir beaucoup. A boire trop. A rencontrer des hommes à qui je laissais mon corps. Je plaisais. Ça me faisait du bien mais en même temps je sentais que je plaisais pour mon cul. J’attendais tellement d’amour. J’étais tellement exigeante. Et je faisais comme si je n’attendais rien. Je me disais, si je peux au moins servir à ça, je sers à quelque chose.

J’ai eu une sexualité très précoce, mais seule. A six ans, j’avais des pulsions sexuelles mais je trouvais ça sale. J’avais une gêne. Dans la société, soit on est une mère, soit on est une pute. Si tu as une sexualité un peu forte, tu es une pute. Les garçons me passaient des images porno, je trouvais ça excitant, donc je me disais que je devais être une pute.

Pendant ma période « ambitions », je n’ai plus eu de sexualité. Puis le sexe est revenu. C’était fun. On porte un regard sur toi et un regard positif. La journée, au lycée, j’avais les regards négatifs, la nuit j’avais les positifs. Du moins qui avaient l’air… Je me sentais différente des autres et j’étais fière. On disait que j’étais passée de très coincée à très salope. On me critiquait tout le temps.

Au lycée, je me revois manger toute seule dans la cour, je revois ce grand soleil. On me critique et je ne peux pas réagir. Jusqu’à récemment, j’ai gardé cette peur de traverser une place, au soleil, en plein midi…

Je n’ai pas pu entrer en fac. Mes parents ont cessé de me donner de l’argent.
La nuit, je me sentais vivre. Je buvais du whisky sec. Beaucoup. Je pouvais en vider une demi-bouteille en une soirée, chez moi, toute seule. J’étais aussi sous médicaments. Je me couchais à 5 h du matin, je me réveillais dans l’après-midi.

Pour gagner des sous, j’ai eu envie de travailler dans un cabaret. J’avais envie des gens de la nuit, j’avais envie de danser. Je pensais que ces hommes pouvaient me sauver. Je voulais les faire boire, j’étais habituée à la consommation sexuelle, aux rencontres faciles. Ça ne me faisait pas peur. Je pensais que ça ne pouvait pas m’atteindre.

Le plaisir ? C’était frustrant plutôt. Je me sentais sale. Je recherchais de l’affection. Je savais que ce n’était pas dans le rapport sexuel que je trouvais la satisfaction. Ce que j’aimais, c’était l’avant. La séduction. Pas le rapport lui-même. Mais après, le regard de l’homme changeait. J’ai fait ça entre 18 ans à peine et 19 ans et demi. J’étais une enfant.

Les clients étaient des coqs. Ils pouvaient nous traiter de tout. Ces hommes, ce sont des dominants. Ils viennent taper leur petit délire. Le plus vieux avait 85 ans ! J’en voyais beaucoup autour de la cinquantaine. Pas spécialement des jeunes.

« Si on était moins judéo chrétiens, si la politique était moins répressive, peut-être qu’il y aurait moins de délires dégueulasses la nuit. Ils se défoulent et on entretient tout ça. »

Dans les loges des cabarets, ils prennent une bouteille, ils soulèvent la jupe, parfois ils viennent à plusieurs ou alors on est deux filles. C’est vraiment dégueulasse.

En plus, on rentre dans un jeu. La compétition entre filles, on en retire une fierté ! On se croit dominante. Il y a aussi le fantasme d’être la maîtresse de tous les hommes, pas d’un seul. Pour rester libre. N’appartenir à personne. C’est une image de liberté, mais ce n’est qu’une image…

L’argent justifie des choses dégueulasses. On a 100 euros dans la main mais dans le corps, les dégâts ne sont pas chiffrables. On repousse toujours les limites, c’est un piège.

J’avais des relations avec des hommes qui me faisaient des cadeaux. Je me sentais dépossédée, dépendante. Je perdais ma confiance en moi. On se dit : qui je suis finalement ? Ces mecs finissent par vous dégoûter. Sans son cul, on ne serait rien. On se dit que finalement, on ne sait rien faire d’autre.

Je voyais un psychiatre à cette époque. Je lui ai raconté ma première passe. Il n’a rien dit. Un jour, j’ai eu une séance avec lui juste avant. Il m’a vue dans sa salle de bains me préparer pour aller faire la pute. Il m’a mise dehors mais il n’a rien dit. Bref, il a validé.

J’étais en état second. L’alcool, les médicaments. Pour la cocaïne quand même, il m’a dit de faire attention. J’aurais aimé qu’on me mette en garde. Les gens qui m’entouraient assistaient à ça et ils ne disaient rien.

« Un jour, je me suis arrêtée de moi-même. Mon corps a commencé à se couvrir de plaques d’eczéma tellement je ne supportais plus qu’on me touche. »

Mes parents savaient. Ma mère était en larmes mais ils étaient impuissants. Les médecins n’ont rien dit. On me donnait des médicaments, on me mettait de temps à autre en clinique psychiatrique où j’ai rencontré des gens qui ne m’ont pas aidée.

Je manquais de relations, de parole. Mon cousin a bien essayé (j’habitais chez lui) mais il était lui-même en difficulté.

Je ressentais une fatigue immense. Surtout psychologique. Je n’arrivais plus à dire non, j’étais incapable de ressentir quoi que ce soit. J’attrapais des infections, j’avais cet eczéma, mon corps disait stop. Je me sentais sale. Certains hommes me traitaient de conne. Je n’étais plus rien. Un corps et puis c’est tout.

Le cabaret, c’était ma famille. Ma maison ne l’était pas. J’étais une bonne travailleuse. Une fellation sans préservatif, on m’appelait ! J’étais à disposition. A un moment, j’ai été infidèle. Je suis allée travailler dans un autre cabaret. J’ai voulu revenir dans le mien, la patronne m’a dit non. Là, j’ai eu peur. Je ne savais plus où aller. J’ai pensé aller au trottoir mais je ne me sentais pas en sécurité. J’ai décidé d’aller en Angleterre. La veille de mon départ, un copain m’a appelée. Je l’ai revu. Il m’a arrêtée dans mon élan destructeur. On a eu une aventure. Lui m’a dit d’arrêter. Ce jour là, il a été salvateur.

Mon ancienne patronne m’a rappelée. Tout ça était loin d’être rompu. Cette vie avait contaminé ma vie intime. L’hôtesse avait tout envahi. J’étais toujours dans la séduction, avec mon corps à disposition. Je suis repartie dans les bars de nuit. Des bordels.

J’étais barmaid, pas hôtesse. J’étais la sale blanche. Je ne faisais pas de passes mais des attouchements, des fellations. Je suis tombée amoureuse et je suis également tombée dans le coke. Grave. En grosse quantité.

Là je suis tombée sur l’ancien mari de mon ancienne patronne, il était client. J’ai également rencontré un autre homme. Ils m’ont secouée. L’un m’a dit : tu es une fille romantique (celle que j’avais tuée), l’autre m’a demandé comment je pouvais me foutre en l’air comme ça. Il m’a dit tu es une gamine de 18 ans et tu te laisses aller comme une vieille de 50 !La claque. Ce n’était pas une insulte comme j’entendais d’habitude, c’était de l’intérêt pour moi. Je suis rentrée. J’ai voulu reprendre mes études en droit. Mais je n’ai pas tenu.

J’ai eu une relation d’un an avec un homme. J’ai commencé à être amère. Et à revendiquer le respect, de ma sexualité, de mon corps. Le respect des femmes.

Je reprenais conscience. Ce n’était pas juste que des hommes se permettent ça avec moi. La colère est montée. La haine, même. J’en voulais aux mecs. Je mettais une jupe, on me disait t’es bonne je ne pouvais plus supporter ça. Je buvais beaucoup. 10 à 15 coupes par soir, plus les apéros, etc… J’avais pris dix kilos. Je prenais des produits mais j’avais arrêté les médicaments. Une petite flamme se réveillait.

Maintenant, c’est le feu qui m’habite.

Enfin des hommes faisaient attention à moi. Beaucoup s’en sortent en rencontrant un homme qui porte sur elles un regard d’amour. J’ai à nouveau voulu reprendre des études. J’ai revu une psychologue (je n’en voyais plus depuis que l’autre n’avait rien dit). J’ai eu des rechutes. Dans ces cas là, j’avais envie de retourner au cabaret. Suite à des déceptions, le monde me dégoûte, j’ai envie de retourner là-dedans, je sais à quoi m’attendre. J’ai tellement de dégoût, autant aller jusqu’au fond.

Ce lieu me permettait de me détacher des gens. D’être inaccessible, intouchable. Paradoxalement.
Un soir, je me suis maquillée dur, j’ai bu, fumé. J’ai pris ma voiture… et c’est tout. Je suis rentrée. Ça a été la fin.

Je suis allée au Mouvement du Nid. J’ai commencé une thérapie. C’est là que j’ai réussi à me sentir en pleine conscience, en pleine possession de mon corps, de ma volonté, de mon psychisme. Avant, Je n’ai manqué de rien au niveau familial mais j’étais dépendante des autres. On pouvait me manipuler. J’avais été une petite fille docile, la vérité venait toujours de l’autre. Mon regard sur moi dépendait du regard de l’autre. Un vrai caméléon.

Il fallait tout remettre à plat.

Quand j’en suis sortie, j’ai offert un nounours à une copine. Je l’ai ouvert au couteau pour lui dire de prendre soin de son enfant intérieur. J’ai joint une lettre où je lui parlais du saccage à l’intérieur d’elle-même.

Il faut faire de la prévention. Prendre en charge les jeunes avant qu’elles tombent là-dedans. Proposer autre chose que des médicaments et des médecins indifférents. A l’école, au collège, au lycée, il faut mobiliser le personnel éducatif pour éviter l’exclusion. On se sent isolé et dans les bars et les cabarets on est accueilli à bras ouverts. Les patronnes savent faire ça. Elles savent à qui elles ont affaire : à des filles fragiles, exploitables. Il ne faudrait pas qu’il existe d’établissements pareils…

Il faudrait aussi, comme en Suède, former les travailleurs sociaux sur la réalité de la prostitution. Enseigner le mouvement féministe. Enseigner le rapport à l’autre, le respect, les rapports hommes/femmes. Les femmes ont été si longtemps soumises, le poids est toujours là. On n’a que des références masculines. Quand on est une petite fille, à qui s’identifier ? Les grands penseurs, les grands chercheurs sont des hommes.

Il faut aussi arrêter la complaisance autour de la prostitution. Faire des campagnes comme en Suède où est pénalisé le non respect des autres. Un jour, à un copain qui me parlait des filles d’Amsterdam, je me suis énervée, j’ai dit : ces filles, alors ce ne sont que des trous ? il a répondu : eh bien, c’est au moins ça ! Beaucoup de filles ne voient pas ça. Ces inégalités entre les hommes et les femmes… Je me suis fait traiter de féministe… une insulte bien sùr. Contre le racisme, on réagit. Contre le sexisme, rien.

Tout le réseau relationnel est affecté. Ce milieu colore tout, contamine tout. On ne se construit pas d’identité. On n’a pas de compétence propre.

Y retourner en cas de coup dur ? Je pense que non. Maintenant, je vis chaque parcelle de mon corps. J’existe. Je suis à ma place. Je ne suis plus dépendante des autres. Ce serait un immense échec. Ce serait… une mort.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.