Laldja : « On est une cible »

1976

Il. Jamais Laldja n’a prononcé le nom de celui dont elle dit : je voudrais qu’il ne soit plus vivant. Son obsession? Que d’autres jeunes femmes ne tombent pas dans le piège. C’est la raison qui l’a poussée à porter plainte et à témoigner.

Tout a commencé en 1991. Laldja avait 20 ans. Elle tenait une pâtisserie en Tunisie, à Nabeul. Son rêve? Voyager. Elle fait alors la connaissance d’un Français, marié, qui lui propose un certificat d’hébergement pour lui permettre de venir à Paris. C’est là qu’elle entame avec lui une liaison et que se noue le premier piège : Il m’a proposé de faire des photos ; des photos un peu osées. Il avait déjà plus de 60 ans, mais était très séduisant, très beau parleur. C’était difficile de lui dire non. Ensuite, commencent le harcèlement, les menaces d’envoi des photos à la famille ou à la police.

Pour ma famille, j’étais vierge. Je l’ai supplié de me rendre les photos, je n’en dormais plus ; j’ai un père et des frères très sévères. Des photos comme ça, en Tunisie, c’est de la prostitution. J’étais sous la responsabilité de ma mère et je savais que si c’était découvert, elle pouvait aller en prison.

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En fait, il avait repéré tous mes points faibles et ceux de ma famille. Il savait que je ne pouvais rien dire à personne.

Les hommes comme lui savent qu’en Tunisie, la religion, la politique, la famille ne sont pas bonnes pour les femmes. L’année 1991 a été un cauchemar. Il me menaçait par lettres, par téléphone. J’étais son otage. Je me suis donc installée avec lui en France, dans le Midi. J’avais des relations forcées. Je n’avais pas un sou. Pas de pilules, puisque c’était impossible sans ordonnance. J’ai vite découvert que j’étais enceinte.

En Tunisie, j’avais connu un ami français, René. Il m’a dit, épouse-le. René et moi, on s’est mariés. J’ai demandé une carte de séjour. L’autre me harcelait au téléphone. Il venait me voir, m’obligeait à avoir des relations avec lui. C’était invivable. Je voulais repartir en Tunisie. Mais il m’a menacée, il m’a dit qu’il ficherait ma vie en l’air. En 1992, je suis retournée chez lui. Il avait toujours les photos. Et moi, la honte d’être tombée enceinte célibataire. J’étais d’une famille très connue, il ne fallait pas que ça se sache.

Il m’a fait commencer la prostitution à l’époque où j’étais chez mon ex-mari. Il m’obligeait à faire du stop et à m’arranger pour rapporter de l’argent. J’étais enceinte. Je ne pouvais plus réagir. Mon mari voulait divorcer. Je n’avais pas de récépissé pour mes cartes de séjour et j’avais peur d’être expulsée. Je ne savais pas où aller, où habiter. Avec quel argent ? J’étais devenue un robot.

Je faisais du stop, et je lui donnais tout l’argent. J’étais lourde ; lourde par la grossesse, et lourde parce que je ne pouvais plus penser. Il m’avait raconté qu’il faisait la même chose avec son ex-femme, il me menaçait. Fin 92, j’ai accepté tout ce qu’il a voulu. Il a reconnu l’enfant. Je pouvais rester en France. Maintenant, j’ai honte; je m’en veux d’avoir été tellement naïve ! Sa femme est partie, j’ai habité chez lui. Même enceinte, il m’emmenait pour que je drague et il venait me chercher à 4h du matin. Je ne connaissais pas la loi, les flics. Il me torturait en jouant l’amoureux fou : je ferai de toi une grande femme.

Il m’accusait de l’avoir fait divorcer. En même temps, il me fascinait.

En 1993, j’ai accouché de ma fille. Quand la petite a eu 6 mois, il m’a fait le discours de la misère, de la petite retraite, de la pension à verser à son ex-femme. Il m’a menacée de distribuer les photos à tous les gens qui me connaissaient et de me faire la croix de vache, une croix sur le visage qui prouve qu’on appartient à un proxénète. J’y croyais. C’était un homme froid, ce qu’il disait, il le faisait. Il me battait avec des nerfs de bœuf. J’ai su plus tard qu’il avait prostitué son ex-femme et qu’il avait déjà écopé de cinq ans de prison pour proxénétisme.

Il regardait les annonces des journaux pour des emplois de serveuse et d’hôtesse. J’ai donc atterri dans un bar à Besançon ; un bar à champagne, où on touche un pourcentage sur la consommation des clients. Quand la patronne vous reçoit, elle omet de dire le principal. Ces bars feraient faillite s’il n’y avait pas les passes.

Les patrons sont tranquilles, ce sont des indics, ils sont protégés. J’ai commencé ce boulot. J’étais déclarée.

En fait, j’aurais préféré la prostitution dans la rue. Tout plutôt que dans ces bars. On est obligée de boire, de manipuler les types, de leur faire la conversation. De faire plus, toujours plus. La concurrence est terrible entre les filles. Et la jalousie. Il y a aussi le chantage à la bouteille. Tu fais ce que je veux, sinon je le dis à la patronne. Les clients, je les humiliais, je me vengeais sur eux. Et ils aimaient ça.

Maintenant, il y avait un nouveau piège, ma fille. J’étais obligée de ramener de l’argent. Je travaillais du lundi au samedi jusqu’à 4 h du matin. Et parfois même le week-end. J’étais une automate. J’avais l’espoir de gagner de l’argent et de pouvoir m’enfuir. Mais il avait une procuration sur mes comptes. J’étais la poule aux œufs d’or.

Quand je rentrais bourrée — forcément, avec tout l’alcool qu’il fallait boire —, il me forçait à avoir des relations avec lui en lui racontant tout ce que j’avais fait avec les clients. J’avais à peine le droit de toucher ma fille. Dans le village, j’étais une étrangère. Il laissait les gens dire que je l’avais fait divorcer de sa femme. On était complètement isolés.

Je faisais des passes à l’extérieur du bar et la patronne l’a su par des clients. Les bars ne veulent pas, c’est de l’argent qui leur échappe. En 1994, j’ai reçu une convocation de la police. Ils m’ont cuisinée. Ils m’ont dit : si tu nous dis tout, on peut le mettre en prison. Mais le flic m’a fait peur, il m’a dit que je risquais l’expulsion. Alors je n’ai rien dit.

J’avais une autre peur, il tombait souvent malade, il était asthmatique. J’avais pitié de lui, je voulais que ma fille ait un père, il l’aimait, c’était son enfant unique. Je trouvais encore le moyen de me faire du souci pour lui. Après, j’ai compris que l’asthme, c’était du cinéma. Il en faisait quand je piquais mes crises de révolte. Il a un sang-froid incroyable.

Nous passions des vacances dans le Midi, où j’étais censée joindre l’utile à l’agréable comme il disait. J’étais rentrée dans l’engrenage. Marche ou crève. Je me disais toujours si je ramène encore cent francs, ça va peut-être s’arrêter. Mais il fallait toujours plus. En plus, c’était un dragueur fini. Il couchait avec tout le monde. Il voulait que je lui drague des filles, que je fasse des partouzes. Il me disait les Arabes sont bloquées, il utilisait le mot arabe pour me rabaisser.

Dans le Midi, c’était le milieu des voyous. En quinze jours, j’ai gagné trente cinq mille francs. Avec l’alcool, je suis une grande parleuse. Il a voulu que je reste. Ma fille était là-haut avec lui. Il disait qu’il nous achèterait une maison dans le Midi. En attendant, il m’a passé son appartement. Je payais tout. Il avait mon carnet de chèques et mon livret d’épargne. Il disait entre mari et femme, il n’y a pas de vol.

Les proxos, c’est comme ça ; au début, ils vous payent tout ce que vous voulez, ils vous invitent au restau ; après, c’est vous qui payez tout.

J’ai travaillé à Sète dans trois bars. Non déclarée. J’aimais le Midi, j’y avais un peu plus de liberté. Mais les bars, c’est un endroit où on ne peut pas parler. C’est le milieu de la nuit, des prostituées, des drogués. Tout le monde trouvait ma situation normale. À qui se confier? En plus, j’avais honte.

On rigolait aussi ; quand on ne peut pas parler, on rigole…

Il est allé aux Allocations familiales se déclarer seul avec la petite. Je n’existais plus : loyer au noir, boulot au noir, pas de carte de séjour. Je vivais avec des récépissés, sous la menace perpétuelle de l’expulsion. Même les lettres à ma famille, c’est lui qui les écrivait. Il prétendait que je n’avais pas une belle écriture.

Une fois, j’ai été convoquée chez les flics à Sète. Il ne fallait pas dire ce qu’on faisait puisqu’on n’était pas déclarées. Je disais que j’allais juste dans le bar pour boire un coup et m’amuser. Les flics savaient très bien, mais ils ne disaient rien. Il faut faire attention parce qu’il ya des voyous qui savent où vous habitez. Dans le bar, à Sète, la patronne m’a vraiment mis la peur. Petit à petit, on s’endurcit. Les flics aussi veulent coucher avec les filles. C’est l’engrenage des voyous, des flics, de tout. On est une cible.

J’ai aussi travaillé en Corse dans les bars montants, la peur au ventre. Je vivais dans la villa du patron avec douze filles. Les patrons corses vous payent le billet, après, il faut rembourser. Il y a des clients qui m’ont fait terriblement peur. Il y a des moments très durs. Quand on est dans ce cercle, on s’évade en allant dans les discothèques, en achetant des vêtements de luxe. On fait payer et on aime bien payer. Pour dire qu’on existe. C’est drôle, ce milieu, il y a la peur et en même temps le sentiment de protection ; le côté Tu es avec nous, tu es protégée

J’ai aussi travaillé à Épinal dans un bar où il y avait de la cocaïne, à Mulhouse, à Belfort. Et en Suisse : c’est le pire endroit que j’aie connu, avec un sous-sol, des films pornos et du strip-tease. On n’a que le droit d’obéir.

Il m’a aussi fait téléphoner en Allemagne, au Luxembourg. Mais il fallait la double nationalité. J’allais voir ma fille tous les deux mois. Lui descendait régulièrement. Mais je ne m’occupais pas d’elle, je n’étais pas en état. Je me réveillais à 11 h, je buvais trop, j’avais mal à la tête. À 5h, il fallait se préparer, se maquiller et y retourner. En plus, il menaçait de me dénoncer parce que je travaillais au noir. Il m’interdisait de prendre la pilule et il m’interdisait de tomber enceinte. J’étais impuissante. Je vivais avec ses paroles. Il était dans ma tête, il était dans moi.

Je me suis révoltée, je suis devenue alcoolique. Un jour, j’ai frappé un travelo. Drôle de façon de sortir de l’anonymat. Bien sùr, je pouvais partir, à condition de tout laisser, y compris ma fille. Pour aller où ? On ne peut pas aller à la police et dire je me prostitue pour quelqu’un. Avec quelles preuves?

Quelqu’un qui ne connaît pas ce milieu, qui ne connaît pas la prostitution, ne peut pas comprendre.

J’ai toujours eu l’espoir qu’il réagisse, qu’il dise on arrête; qu’on se marie. Maintenant j’ai compris; il ne changera jamais. Il a tout fait pour me détruire. Je suis fière de ne pas être tombée dans la drogue, dans la déchéance. Je ne me suis pas suicidée. Enfin, si, j’ai fait une tentative. Je suis restée deux jours sans me réveiller, chez lui. Il n’a même pas appelé un médecin. Tout ça a duré dix ans au total. J’ai commencé à comprendre que j’allais mal finir, que je n’étais rien. Moi, je voulais qu’on se marie, qu’on ait une vie normale.

Parce qu’avec les lois stupides de mon pays, je suis toujours mademoiselle, sans enfant.

Il remettait toujours à plus tard. Il dilapidait l’argent. Moi, je vivais avec la peur de l’expulsion. Sans rien savoir sur mes droits. Le droit parental par exemple. Il avait tous les papiers, les comptes, je lui donnais des chèques ; il était bien avec des gens haut placés. Plus tard, c’est mon avocate qui m’a dit que j’avais des droits. C’est elle qui m’a conseillé de demander à être interdite de débits de boissons.

Il y avait aussi la question du logement ; sans logement, on ne peut pas récupérer son enfant. J’ai pu en avoir un et récupérer ma fille. Pourtant, il était sùr de gagner: la petite vivait chez lui, il s’en occupait, il avait des témoins. Si j’ai fini par riposter, c’est pour ma fille. Elle commençait à grandir. Même pour manger, elle allait vers lui, pas vers moi. De plus en plus, je me disais, lui a tout, moi je n’ai rien. Et puis j’avais 35 ans. Trop vieille pour le métier. Il lui en fallait une plus jeune. J’ai arrêté de travailler. Un an sans rien faire. Un soir, j’ai vu une émission sur la prostitution à la télé. Ils ont donné le téléphone du Nid. Le lendemain, je laissais un message. Je me souviens, j’avais bu. Et j’avais peur. Grâce au Nid, j’ai pu entamer des démarches.

Je suis tombée sur un inspecteur qui m’a conseillé de porter plainte. Il y a eu des mois d’enquête. J’ai vécu dans l’angoisse. J’avais peur de ne pas y arriver; il est tellement fort. Il gagne toujours. J’avais la haine et je l’ai encore. Je me suis même dit, si j’échoue, je le tue. Il fallait que je donne des preuves à l’inspecteur. Avec l’argent en espèces, il n’y en a pas. Je lui ai donné les numéros de compte, j’ai dit que j’avais des noms de clients qui avaient fait des chèques. Et heureusement, il yavait des chèques dont des chèques en blanc que je lui avais signés.

J’avais en ma possession des lettres qu’il écrivait à des Camerounaises, des photos de filles nues; je ne pensais pas que ça pouvait être utile. J’ai été soulagée quand l’inspecteur s’y est intéressé. Cet inspecteur a été très important pour moi. Il m’a rassurée. Moi qui avais si peur. À chaque instant, je pensais tout laisser tomber. Grâce à lui, j’ai affronté la peur d’être fichée, d’être expulsée. Advienne que pourra. Ce qui a été grandiose pour moi, c’est quand il a prononcé le mot de victime. Ce mot m’a rendu l’espoir.

Moi qui m’étais toujours sentie coupable! Trop naïve, trop bête. Il ya eu un autre moment important; au tribunal, quand le procureur m’a félicitée pour mon courage.

Il n’imaginait pas que je porterais plainte. Il me prenait pour une moins que rien. Au tribunal, il était pareil. Toujours aussi sùr de lui. Il connaît mon point faible, mon bon coeur. Il sait que je ne veux pas salir ma fille. C’est quoi, une mère prostituée et un père proxénète ? Est-ce que c’est une famille ?

Récemment, il a épousé une Tunisienne de 22 ans. Il est allé jusqu’à se convertir ! Encore une façon de me détruire. Moi, il ne m’a jamais épousée et il m’a salie aux yeux de ma famille. Et il n’est même pas inquiet pour l’issue du procès. En tout cas, j’ai appelé cette Tunisienne pour tout lui raconter. Elle est prévenue. Je ne veux plus qu’il soit vivant.

Il m’a écrasée. Le mal qu’il m’a fait, toute ma vie je l’aurai dans la tête.

Qu’il m’ait obligée à me prostituer… Je me souviens de son regard: c’était un regard qui voulait dire tu ne vaux rien, t’es nulle.

Je peux gagner au loto demain, ça n’enlèvera jamais ce que j’ai subi comme torture morale, comme manipulation. Je ne vis plus normalement, je n’ai plus de relations sexuelles, je n’ai plus confiance en moi. La seule chose qui me fasse du bien, c’est d’avoir ma fille ; et de recevoir des papiers avec mon nom et mon adresse. Au moins, j’existe. Le pire, c’est qu’avant, j’étais courageuse pour quelqu’un, pour cet homme. Et maintenant, pour moi, je suis faible, j’ai perdu toute mon énergie. Si j’ai osé parler, c’est pour y voir plus clair. Est-ce que c’est vrai, ce que j’ai fait ? Est-ce que c’est vraiment mon histoire

Quatre ans ont été requis contre le proxénète de Laldja. Le jugement est tombé : 36 mois… dont 30 avec sursis ! Et 15 000 euros de dommages et intérêts. Sans commentaires.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.