Clara : Moi qui n’avais rien fait de mal, j’étais dans une prison, et traitée comme une criminelle !

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Il me disait toujours : si j’ai quelqu’un à tuer, tu seras la première. Je me disais : ou je le tue et je vais en prison ou je me tue ; il n’y avait plus d’autre solution.

J’ai grandi dans une famille très bien même si mes parents étaient divorcés. Nous étions pauvres mais bien intégrés. Ma mère était maçon. Elle travaillait très dur pour que nous ne manquions de rien. Tout s’est très bien passé jusqu’à mes 19/20 ans. J’avais commencé des études de droit pour devenir avocate et je travaillais comme coiffeuse le matin et dans un fast-food le soir. Un soir, je rentrais du travail, il devait être autour de 23h. Il y avait trois hommes à bord, ils m’ont embarquée de force. A ce moment là, ma vie a basculé.

Je me suis retrouvée dans une maison où j’ai été battue, violée. Ils ont menacé de tuer ma famille. J’ai donc été obligée de devenir prostituée pour eux. Mon proxénète, je ne l’avais jamais vu avant le jour où j’ai été kidnappée. Pourtant, il savait tout de moi, tout sur ma famille. Je n’ai jamais su comment il avait eu toutes ces informations.

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Ils m’ont fait partir au Kosovo. J’étais dans une sorte de café, enfin d’hôtel ; il y avait trois prostituées, des fois quatre ou cinq. On était obligées de coucher avec les clients qui nous demandaient. On ne voyait jamais l’argent, c’était le patron qui l’empochait et qui le donnait au proxénète.

Pour moi, le choc a été terrible… Je n’avais jamais eu de relation avec un homme. Je voulais m’enfuir. J’ai eu un ami — il n’était pas client — qui m’a dit, vas-y, il ne se passera rien. Je suis partie en Grèce. Deux jours après, j’avais un coup de fil de ma famille. Le proxénète était chez moi. Je suis revenue. Je me suis fait massacrer. C’est comme ça, c’est la loi du plus fort. En fait, je n’avais pas peur de lui, j’avais peur pour ma famille.

Un moment, j’avais cru que les menaces étaient bidon, et puis j’ai retrouvé mon frère couvert de bleus avec un flingue sur la tête. J’ai vu des choses terribles, j’ai compris que c’était sérieux.

J’avais un sale caractère. Je me faisais battre, battre par mon proxénète. Il me battait comme un animal. Il m’a violée. Il avait d’autres filles et je voyais qu’avec elles ça marchait. Il était le chef et elles disaient oui, il n’avait pas besoin de les frapper. Moi je disais toujours non. Je le haïssais. Quand il me frappait, je le frappais. J’ai toujours réagi, j’ai toujours refusé. Une fois, j’étais tellement couverte de bleus que je n’ai pas pu sortir pendant un mois. Il me disait toujours : si j’ai quelqu’un à tuer, tu seras la première. Je me disais : ou je le tue et je vais en prison ou je me tue ; il n’y avait plus d’autre solution. Mais si je le tuais, ses copains allaient tuer ma famille ; c’est un groupe, une mafia. Je n’aurais rien gagné. Mais il y a des moments où on se dit, je le tue et c’est fini.

Et puis il y avait les clients.

La prostitution, c’est la pire chose qui puisse exister. J’ai grandi en me faisant respecter. Pour les clients, la prostituée, c’est rien ; un objet. Avec moi, un client qui venait une fois, il ne venait pas deux. Les clients, je les voyais comme… comme des chiens. Je ne comprends pas le plaisir qu’ils prennent. On voit de tout, des obsédés, des maniaques. Je n’ai jamais montré que j’avais peur ; en fait, j’avais très peur mais je faisais comme si c’était moi qui décidais. Je connais des filles qui ont été violées, qui ont reçu des coups de couteau par des clients, comme ça, pour le plaisir. Il y a des malades, certaines ont subi de vraies tortures.

J’ai toujours tenu bon sur les préservatifs sinon je serais sùrement morte à cause des maladies. Mais les clients proposent plus d’argent pour une passe sans préservatif. Je me souviens d’un soir où un mec m’a proposé 5 000 euros ! Je lui ai dit : tu te casses. Mais d’autres, à qui on propose ça, acceptent. Et celui qui leur fait ça peut les tuer.

Maintenant, chaque fois qu’un type me drague, ça me dégoûte. Il est peut-être très gentil, mais pour moi, impossible.

On est encore parti dans un autre pays, en Italie. Par la mer, avec de faux papiers. Je me suis retrouvée dans la rue. J’ai appelé mon contact en Grèce pour trouver un moyen d’éloigner ma famille, de la changer non seulement de ville mais aussi de pays. Il m’a dit que ça coùterait au minimum 3000 euros. À chaque fois que je travaillais, je cachais de l’argent. J’étais très surveillée, je ne pouvais en garder qu’un petit peu à la fois pour que ça ne se remarque pas. Après, j’ai envoyé l’argent.

Et je suis restée encore quelques jours, le temps d’en amasser un peu pour moi. J’ai pris contact avec une fille qui était aussi prostituée dans la rue, à qui je faisais confiance. Je lui ai dit que je voulais quitter l’Italie et partir le plus loin possible. Elle m’a proposé un camion pour l’Angleterre. Il fallait payer 3000 euros. J’ai économisé l’argent en douce. Le chauffeur m’a dit si la police nous arrête, tu dis que tu es montée en cachette, je ne suis pas au courant.

On a fait un long voyage : Italie, Suisse, Allemagne, Belgique avant d’arriver à Calais. Il y avait des câbles électriques dans le camion, il faisait froid, ce n’était pas facile. À un moment je suis montée devant pour manger un peu, et le type s’est dit qu’avec une prostituée, il pouvait tout se permettre. Il m’a manqué de respect, je n’ai pas supporté. Après, il s’est excusé.

En Belgique, j’ai acheté une tenue de sport parce que j’étais toujours habillée en prostituée. Même pour mes vêtements, le proxénète me frappait tous les soirs. Moi quand il faisait froid, j’allais en jean, mais c’était interdit. S’il voyait que je n’avais pas mis un décolleté et une mini-jupe, il me frappait. Des fois, je faisais exprès de mettre un jean, excusez moi du terme, pour le faire chier.

A la frontière française, il y a eu contrôle du camion pour passer en Angleterre. Ils ont vu que j’étais passagère clandestine. J’ai raconté que j’étais montée de moi-même, le chauffeur m’avait dit qu’il avait des enfants, je ne voulais pas qu’il passe devant la justice. Là, j’ai subi 48 heures de garde à vue, avec les menottes ! Moi qui n’avais rien fait de mal, j’étais dans une prison, et traitée comme une criminelle ! Pendant ces 48 heures, je suis tombée malade. Je pleurais, je ne pouvais plus manger.

J’ai reçu un ordre d’expulsion. Le chauffeur a été gardé à vue puis relâché. Lui avait un passeport italien, moi je n’avais pas de papiers. On m’a amenée au centre de rétention de Calais.

J’avais le droit de demander l’asile politique en France mais je ne parlais pas un mot de français. J’ai fait toutes les démarches pour avoir des papiers. J’ai décidé de porter plainte contre le réseau, contre ce type qui a cassé ma vie. Mon dossier à l’Ofpra a fini par être accepté. D’un côté, j’étais soulagée d’être loin, d’avoir pu quitter tout ça. Mais de l’autre, je me retrouvais dans un pays où je ne pouvais même pas dire un mot. C’était très dur.

Mes papiers, je les ai obtenus au bout de vingt-cinq jours passés dans le centre. Une autorisation provisoire de séjour de trois mois. Un flic est venu me voir. Je pensais que je pouvais lui faire confiance. Et il a commencé à me draguer. Même là je ne pouvais pas trouver la tranquillité. Même ce flic n’était jamais qu’un type qui voulait profiter de la situation. J’étais dégoûtée.

A la fin, il m’a dit vous êtes libre ; partez. J’ai demandé : pour aller où ? je ne parle pas le français… Je me suis retrouvée dans la rue. Heureusement il y avait une association, un monsieur m’a accueillie et m’a trouvé un hébergement dans une famille. C’est cette famille qui m’a parlé du Mouvement du Nid. Le Nid a entrepris des démarches : par exemple faire lever une mesure d’expulsion qui avait été prise contre moi en Italie. C’était indispensable pour mes droits ici en France. Je suis donc aujourd’hui sous protection subsidiaire, ce qui ne veut pas du tout dire que je suis protégée. Il n’y a aucune protection. Le chef du réseau contre lequel j’ai porté plainte est en prison ; il a tué une prostituée.

Maintenant, il y a deux ans que je suis ici. J’ai obtenu une nouvelle autorisation de séjour d’un an. J’ai eu de la chance finalement. Je pourrais être morte. Avec tout ce que j’ai vécu, je pourrais être dans la drogue ; je n’ai jamais fumé une cigarette, jamais bu un verre d’alcool. Je suis fière aussi de n’avoir jamais été amoureuse ; j’ai vu tellement de filles faire tout ça par amour pour leur proxénète. Moi je ne l’ai pas fait parce que j’étais bête, je l’ai fait parce que ma famille risquait la mort.

Aujourd’hui, je ne sais pas où est ma famille, j’ai perdu tous les contacts. C’est eux qui m’ont donné la force de traverser tout çà. C’est grâce à l’éducation de ma mère que je ne suis pas tombée dans l’alcool ni la drogue. Aujourd’hui c’est la seule chose qui me fasse mal : ne pas savoir où elle est. Ca fait si longtemps…

C’est très douloureux pour moi de raconter mon histoire. Je le fais pour que ça serve à d’autres filles. Mais je préfèrerais ne jamais en parler. J’ai honte. Si un jour je rencontre un homme, je ne pourrai jamais supporter qu’il sache ce que j’ai vécu. J’ai une fierté terrible. Je ne pourrai pas le regarder en face. Ça fait trop mal.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.