Du secret à la loyauté. Le poids de l’héritage familial

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Beaucoup de personnes prostituées ont été marquées par une enfance chaotique émaillée de violences, de non-dits, de secrets. Porteuses d’un lourd héritage familial, elle s’acquittent inconsciemment de dettes qui les conduisent à répéter des événements douloureux : c’est la loyauté familiale.

J’ai appris par hasard que celui que je considérais comme mon père ne l’était pas ;  j’avais découvert dans une boîte à bijoux de ma mère mon extrait d’acte de naissance dans lequel figurait la mention : née de père inconnu, raconte Géraldine. La jeune femme le pressentait déjà, bien avant d’en avoir eu la preuve écrite : Quand j’avais 16 ans, celui que je considérais comme mon père a quitté la maison en laissant un mot sur le réfrigérateur. Lorsque ma mère, en pleurs, m’a annoncé la nouvelle, je lui ai demandé s’il était mon vrai père. Elle m’a répondu : « comment tu sais ça ? » avant de s’enfermer dans sa chambre.

Tel est le paradoxe des secrets de famille : les enfants à qui on les cache les connaissent bien souvent, mais ils doivent faire mine de ne pas les connaître, souligne Serge Tisseron, psychanalyste[[Serge Tisserron, Secrets de famille, mode d’emploi, Marabout 2000.]]. C’est ainsi que le silence engendre le silence.

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Depuis une vingtaine d’années, j’ai en suivi thérapeutique une patiente qui s’est longtemps prostituée ; je l’ai toujours encouragée à dire la vérité à sa fille, Sandra, arguant qu’elle n’avait pas à rougir de son passé. Cette femme pense que Sandra n’est pas au courant de son ancienne activité, alors que je suis persuadé du contraire, estime le docteur Pierre Safar, psychiatre. Un secret tacite s’est donc établi donc entre ces deux femmes qui font comme si rien ne s’était passé.

Alors que les événements à l’origine du secret étaient « indicibles » pour ceux qui les avaient vécus, ces mêmes événements deviennent « innommables » pour la seconde génération, souligne Serge Tisseron. Les secrets de famille correspondent bien souvent à la stratégie d’une ou de plusieurs personnes cherchant à cacher aux autres une partie pénible de leur expérience parce qu’elles veulent d’abord se la cacher à eux-mêmes. Elles essaient de faire comme si ces situations n’avaient jamais existé… .

Ce silence contribue non seulement à les exclure d’une partie de notre vie, mais aussi à les emprisonner dans la nécessité de se conformer à des idéaux excessifs, ajoute-t-il.

Cette femme qui a élevé Sandra en dehors de son activité prostitutionnelle a souvent répété à son psychiatre que sa fille l’avait vengée. Après avoir poursuivi de brillantes études, Sandra a parfaitement réussi sa vie professionnelle. Alors que sa mère a été écrasée durant toute son existence par les hommes, sa fille dotée d’une très grande autorité, sait parfaitement se défendre. Prisonnière d’un secret de famille, Sandra est prise dans une loyauté familiale qui la contraint, inconsciemment, à réparer les souffrances de sa mère. Cette contre-identification constitue un leurre parce qu’on ne répare jamais à la place de quelqu’un d’autre, selon Monique Herbage, psychologue. Le secret et la loyauté familiale constituent un double handicap pour Sandra qui a dù être loyale et loyale au secret, ajoute Pierre Safar.

Une loyauté invisible qui emprisonne

Pour Anne Ancelin Schützenberger, psychothérapeute qui a écrit sur la loyauté familiale[[Anne Ancelin Schützenberger, Aïe, mes aïeux, Desclée de Brouwer, 2004.]], il s’agit d’un engagement interne à sauvegarder le groupe lui-même ou la famille (famille de sang, famille adoptive, famille choisie) ou l’histoire de la famille… Si on n’assume pas ce type d’obligation, on se sent coupable… La loyauté familiale nous oblige à à nos ancêtres, que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou pas.

Comme des fils invisibles, ces loyautés nous dictent nos comportements, nos actes pour rester fidèles à nos proches
.

Cette loyauté inconsciente qui est intrinsèque à l’individu peut avoir une origine trans-générationnelle (verticale) ou parentale (horizontale), précise Monique Herbage, psychologue. Cette loyauté est tellement prégnante qu’elle peut freiner l’épanouissement de certaines personnes.

Si Sandra a exprimé une loyauté invisible en suivant une trajectoire opposée à celle de sa mère, l’identification peut conduire à reproduire le schéma parental. On peut imaginer qu’une fille ait recours à des activités vénales pour obtenir de l’argent facilement, comme le fit sa mère dans la prostitution, explique Monique Herbage. Inconsciemment, la fille répète le même scénario pour mieux minimiser l’activité maternelle. Implicitement, elle lui signifie : ce que tu as fait n’est pas grave, puisque je le reproduis.

Pour tenter de libérer sa mère de ses chaînes, cette jeune femme se maintient à l’âge adulte dans une illusion de toute puissance infantile (ITPI), raconte Monique Herbage. Ce sentiment primaire apparaît dès les premiers mois de la vie : le bébé imagine que l’univers tourne autour de sa personne, que ses désirs et ses besoins peuvent être satisfaits dès lors qu’ils sont exprimés. Au fur et à mesure qu’il grandit et devient adulte, l’individu substitue au principe de plaisir le principe de réalité ; il admet la limite de sa toute puissance.

Dans la biographie des personnes prostituées, on retrouve toujours des carences affectives, des violences qui sont associées à des secrets, des loyautés dont l’origine n’est pas toujours facile à dénouer, explique le docteur Pierre Safar.

Abandonnée à sa naissance par son père, Géraldine a été victime d’inceste : Mon beau-père n’avait jamais aucun geste de tendresse à mon égard et me traitait de pisseuse. Il me disait toujours de me laisser faire, si je voulais qu’il soit gentil avec moi. Comme j’aspirais plus que tout à avoir un père, je n’ai rien dit ; pour moi, c’était insoutenable, raconte la jeune femme. Elle se souvient de ce poids énorme sur son corps de petite fille. Lorsqu’il se couchait sur moi, je me disais : tu peux y aller, je suis morte. Géraldine s’est ainsi coupée de son ressenti, de ses émotions pour tenter de survivre à cet acte d’une violence extrême.

Selon Monique Herbage, Géraldine s’est identifiée à ce que laissait croire son beau-père, que c’était une traînée, un objet qu’on utilise et qu’on jette après usage. L’inceste a empêché Géraldine de prendre conscience de sa valeur, de se bâtir une identité.

Cette jeune femme a connu, il y a quelques années, une période de prostitution. Les hommes qui m’ont collée sur le trottoir m’ont dit: « tu vas pouvoir te venger » , raconte-t-elle. Géraldine s’est pliée à l’acte sexuel tarifé, comme elle s’était dédoublée quand son beau-père l’agressait. À l’époque, je me suis auto-détruite dans l’alcool et la prostitution parce que je m’en voulais énormément. Je me suis fabriquée une personnalité qui n’était pas la mienne pour ne pas voir la crasse qui était en moi ; ce sentiment de dégoût était dù aux abus sexuels dont j’avais été victime, ajoute-t-elle.

Comme le souligne Pierre Safar, Géraldine a opéré une résilience négative, c’est-à-dire qu’elle a désinvesti son corps pour ne pas souffrir ; elle s’est totalement privée du plaisir sexuel en se clivant, en dissociant son corps de son psychisme. L’important n’est pas ce que l’on fait de moi, mais ce que moi je fais de ce qu’on a fait de moi, ajoute-t-il.

Se défaire de la loyauté

Abandonnée à la naissance par son père et enfermée dans un silence coupable, Géraldine n’a pas été entendue par sa mère : À l’adolescence, j’ai tenté de lui raconter ce que mon beau-père m’avait fait subir. Ma mère m’a répondu que c’était impossible ; elle pensait que mon abuseur était plutôt mon oncle qui se frottait beaucoup à moi quand j’étais petite. Ce déni de la mère a renforcé l’isolement de Géraldine, amplifiant ainsi le traumatisme. Comme le souligne Mony Elkaïm[[Monique Elkaïm, Comment survivre à sa propre famille, Seuil, 2006.]], l’enfant va « ne pas dire » puisqu’il est interdit de dire, mais il va agir, puisque l’interdit ne porte pas sur l’agir.

Après avoir effectué des recherches, Géraldine a retrouvé la trace de son père : Je suis allée le voir à l’improviste dans l’entreprise où il travaillait. Il m’a montré des photos de ses filles à qui je ressemblais beaucoup. Après avoir nié son passé, il m’a finalement dit que ma mère était michetonne dans un bar. À la fin de l’entretien, il a proposé de m’aider parce que j’étais, selon lui, un cas social.

Pour Géraldine qui venait de quitter la prostitution, il était important de mettre à plat son passé pour tenter de se reconstruire, de prendre de la distance vis-à-vis de cette loyauté familiale.

Comme le souligne Anne Ancelin Schützenberger, La fidélité aux ancêtres, devenue inconsciente ou invisible (la loyauté invisible), nous gouverne : il est important de la rendre visible, d’en prendre conscience, de comprendre ce qui nous oblige, ce qui nous gouverne et si, éventuellement, il ne faudrait pas recadrer cette loyauté, pour redevenir libre de vivre sa vie.

Pour ne pas que son fils porte le poids de cet héritage familial, Géraldine qui a suivi quelques années d’analyse, a décidé de briser le mur du silence. À l’époque, Jean allait très mal. Après avoir été pendant quelques années avec son père, il était revenue vivre avec moi au moment de l’adolescence. Je lui ai raconté l’inceste dont j’avais été victime, mon épisode de prostitution. Il s’est senti soulagé parce qu’il se sentait très coupable. Il pensait que j’avais quitté son père parce qu’il était né, ce que j’ai démenti avec véhémence. Je lui ai expliqué que je l’avais quitté parce que mes blessures n’étaient pas encore guéries.

Comme le souligne Alain Braconnier[[Alain Braconnier, Le guide de l’adolescent de 10 à 25 ans, Odile Jacob, 2001.]], l’adolescence est le moment où les secrets doivent être levés, même les plus sensibles… autant les lui [ndlr:à l’adolescent] annoncer sereinement : c’est l’accueillir et lui montrer qu’il a sa place dans la lignée familiale. Il n’aura pas ainsi à la conquérir par l’affrontement.

Géraldine a éprouvé également un grand soulagement en parlant avec son fils : J’avais peur de ses réactions. Comme le souligne Monique Herbage, une femme qui a été prostituée se confond avec son activité. Or, un enfant peut trouver que la prostitution est un acte avilissant, sans pour autant déconsidérer sa mère ; il ne faut pas confondre le sujet et l’objet. L’angoisse est soluble dans la parole. Moins il y a de mots, plus il y a de maux, de violence qui peut être auto-destructrice, ajoute-t-elle.

Pouvoir parler avec mon fils m’a permis de m’extraire un peu d’un sentiment de honte ; Jean me pose beaucoup de questions auxquelles je réponds sans détour. Il a compris qu’on peut se sortir de situations douloureuses. Je suis porteuse d’un message de résilience. Je suis reconnue pour ce que je suis et non pour ce que j’ai fait. Donner un sens à mes souffrances me permet de donner un sens à ma vie, conclut Géraldine.

On peut saisir sa chance, chevaucher son destin, « tourner le sort défavorable » et éviter les pièges des répétitions transgénérationnelles inconscientes, raconte Anne Ancelin Schützenberger.

Il faut dire la vérité aux enfants, surtout quand cela les concerne.

Ainsi, on les met à l’abri de la culpabilité dont ils ne parviennent pas à démêler l’origine. Pour vivre son destin, il faut prendre conscience des loyautés familiales afin qu’elles n’entravent plus le cheminement intérieur
, ajoute Pierre Safar.

En brisant les chaînes de la fatalité, la personne évite également une reproduction de la loyauté par les générations qui suivent.

Trop de mots autour de la sexualité

Ma mère m’a raconté sa nuit de noces. En long et en large. À neuf ans, je savais tout. À six, elle m’avait déjà tout dit sur les règles et le Père Noël. À onze ans, elle m’a présenté son amant et m’a expliqué qu’il pratiquait la sodomie en guise de contraception. Quand j’ai dit la vérité à ma mère, bien plus tard, sur ma vie en Allemagne, elle m’a interrogée d’un œil lubrique

Mylène.

Les enfants ne doivent pas rentrer dans la chambre des parents ; ces derniers peuvent leur parler de sexualité mais pas de leur sexualité, déclare Serge Lebovici, psychanalyste[[Cité par Pierre Safar.]].

En effet, souligne Monique Herbage, une parole trop libre en matière de sexualité constitue « un inceste déguisé » parce qu’elle annule la distance nécessaire entre les générations. La sexualité humaine est sous-tendue par des fantasmes, un imaginaire. Les enfants reçoivent des informations crues, alors qu’ils n’ont pas la maturité pour les mentaliser. Ils risquent, à l’âge adulte, de vivre une sexualité de décharge qui sera coupée de toute émotion.

Pour Pierre Safar, une mère qui raconte à sa fille sa nuit de noces entretient une relation perverse avec son enfant . Elle lui signifie implicitement qu’elle seule peut avoir du plaisir dans la sexualité. Par loyauté familiale, l’enfant intègre qu’il n’a pas le droit de prendre du plaisir, ce qui peut le conduire à désinvestir son corps et se livrer à l’acte prostitutionnel.

Le silence sur les violences subies

Ma mère a été victime à 14-15 ans d’un viol avec séquestration, elle n’a pas eu de soutien de sa famille… Ma grand-mère a aussi été victime de viol.

Les violences subies peuvent se répéter sur plusieurs générations. Telles sont les conclusions d’une recherche-action fort intéressante qui a été menée par l’association « D’une rive à l’autre ». Des entretiens ont été menés auprès de 27 femmes âgées de 20 à 65 ans qui ont subi des violences, notamment sexuelles, dès l’enfance ou à l’âge adulte.

Les femmes rencontrées ne connaissent pas toujours le passé de leurs parents. Lorsque c’est le cas, les entretiens ont montré que, dans la majorité des cas, les parents avaient eux-mêmes subi des traumatismes importants.

Comme les drames des générations précédentes sont demeurés cachés, les émotions, la souffrance, la colère, la révolte n’ont pas été exprimées et, en conséquence, non entendues comme légitime. Les victimes qui ont témoigné dans le cadre de cette recherche sont également demeurées longtemps dans le silence et le secret sur les agressions subies.

Si la transmission de la violence est réelle, elle n’est pas pour autant inéluctable. Pour agir, il est nécessaire de prendre conscience de ce phénomène… pour apaiser sa souffrance et éviter la répétition de la violence, la victime doit avoir la possibilité de formuler, d’exprimer sous quelque forme que ce soit les violences subies, auprès de personnes qui vont les reconnaître comme telles. Par ailleurs, le recours à la loi est indispensable, soulignent les auteurs de la recherche[[Association D’une rive à l’autre – pour agir contre les violences sexuelles

De la souffrance à la violence… de la transmission transgénérationnelle à son interruption par le témoin actif, Dral.nantes@wanadoo.fr .]].