L’esprit de la Convention de 1949 violé une fois de plus

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La Cour Européenne des Droits de l’Homme a rendu le 11 septembre 2007 un arrêt attendu, sur la question de l’assujettissement des prostituées au paiement des cotisations d’URSSAF en France.
La Cour était saisie par Carole — dont les démêlés avec l’URSSAF ont déjà été relatés dans ces colonnes — qui dénonçait une violation des articles 3 et 4§2 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales.


– Extraits de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales

  • Article 3 – Interdiction de la torture

Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Annonce
  • Article 4 – Interdiction de l’esclavage et du travail forcé
  1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.
  2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.


    L’arrêt intervenu est l’épilogue de 15 ans de bataille judiciaire.

L’URSSAF fait la connaissance de Carole, prostituée, en 1990, alors que désireuse de quitter la prostitution pour s’installer comme décoratrice, et ayant sollicité son affiliation au régime des travailleurs indépendants pour sa nouvelle activité, la jeune femme reconnait auprès de cet organisme se livrer à la prostitution et n’avoir jamais exercé la profession de décoratrice.

L’URSSAF procéde à l’affiliation de Carole successivement en qualité de «profession X» en 1990, puis en 1995 de Conseil pour les affaires et la gestion, activité pour laquelle l’INSEE l’inscrivit au Répertoire National des Entreprises dans la catégorie professions libérales, et appele des cotisations calculées rétroactivement depuis 1986 et des majorations de retard qu’elle entreprend de recouvrer au moyen de contraintes.

Carole fait alors valoir que cet assujettissement empêche la réinsertion des prostituées, car les revenus éventuellement tirés d’une activité de réinsertion ne permettent pas de régler les cotisations réclamées pour leur activité prostitutionnelle antérieure, et qu’elles se voient contraintes de poursuivre la prostitution afin de faire face à ces paiements. Elle soutenait que les autorités les soumettent ainsi à un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention, et les astreignent à accomplir un travail forcé ou obligatoire contraire à l’article 4 de la Convention.

Carole, soutenue dans ses efforts de réinsertion par le Mouvement du Nid, saisit le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale (TASS) de PARIS et conteste d’abord être redevable d’une taxation à l’URSSAF puis conteste son affiliation en qualité de travailleur indépendant et les contraintes subséquentes.

Elle invoque notamment les textes adoptés en 1960 par la France qui a signé et ratifié la Convention des Nations Unies du 2 décembre 1949, dont l’article 16 dispose :

Les parties à la présente Convention conviennent de prendre ou d’encourager par l’intermédiaire de leurs services sociaux, économiques, d’enseignement, d’hygiène et d’autres services connexes, qu’ils soient publics ou privés, les mesures propres à prévenir la prostitution et à assurer la rééducation et le reclassement des victimes de la prostitution.

Le TASS, qui reçoit la première contestation de Carole le 9 décembre 1994 et annule les contraintes au motif que l’activité prostitutionnelle tolérée par la loi mais socialement combattue comme un fléau social n’entre pas dans la catégorie des activités professionnelles non salariées.

Mais le 19 décembre 1996, la Cour de Cassation saisie par l’URSSAF censure la position du TASS, jugeant que toute personne physique exerçant, même à titre accessoire, une activité non salariée telle que celle en litige, doit payer la cotisation d’allocations familiales des employeurs et des travailleurs indépendants.

Le 17 décembre 1998, saisi de la contestation de l’affiliation, le TASS refusait d’assimiler la prostitution à une activité professionnelle non salariée dont le critère est notamment la libre circulation et appréhension des revenus par quiconque, alors que la personne prostituée ne peut faire profiter de ses revenus, ses proches, conjoint, famille, amis…, susceptibles d’être considérés comme proxénètes. Il ajoute que par le biais de la fiscalité ou de l’URSSAF, non seulement l’État appréhende lui-même les revenus de la prostitution mais il empêche la réinsertion en obligeant la prostituée, en général démunie d’autres sources de revenus, à poursuivre cette activité pour pouvoir déférer à cette fiscalisation, contredisant les textes législatifs et réglementaires de 1960.

La Cour d’appel de Paris infirmera pourtant cette décision le 17 décembre 1998 en rappelant que l’activité prostitutionnelle, tolérée, n’est pas en elle-même une activité illégale, seules certaines conditions de son exercice étant interdites et en invoquant les obligations de solidarité nationale.

Carole s’étant pourvue en cassation et ayant vu son recours déclaré non admis, elle saisit la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
A l’issue d’un long exposé, la juridiction européenne déclare, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu dans le cas de Carole, violation des articles 3 et 4 de la Convention.

Notant que Carole ne soutient pas que la prostitution est en elle-même « inhumaine » ou « dégradante », au sens de l’article 3 de la Convention, et déclarant qu’elle n’entend pas se prononcer sur ce point, la Cour relève qu’il n’y a pas de consensus européen quant à la qualification de la prostitution en elle-même au regard de l’article 3, et observe que la France a opté pour une approche dite  « abolitionniste » quand d’autres Etats membres appliquent un régime « prohibitionniste »ou « réglementariste ».

La Cour souligne avec la plus grande fermeté qu’elle juge la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte, tout en précisant que cette question est controversée, certains estimant que la prostitution n’est jamais librement consentie mais toujours, au moins, contrainte par les conditions socio-économiques.

Sans entrer dans ce débat, inopérant en l’espèce, la Cour énonce sa conviction que le cas échéant, le fait pour une autorité, une administration ou un organisme interne de contraindre, d’une manière ou d’une autre, une personne à se prostituer ou à continuer à se prostituer revient à imposer à celle-ci un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.

Après avoir rappelé le régime français des cotisations à l’URSSAF auquel sont soumis les travailleurs indépendants (dont les prostituées) et mentionné la lettre du 4 mars 1999 du ministère de l’Emploi et de la Solidarité donnant instruction au Directeur de l’ACOSS de ne pas engager de procédures de recouvrement ou de suspendre celles engagées contre les personnes prostituées en voie de réinsertion, la Cour reconnaît que si l’obligation qui a été faite à Carole de payer les 40 000 € de cotisations et majorations alors qu’elle n’avait pas d’autres revenus que ceux tirés de la prostitution, a nécessairement entravé son projet de réinsertion, cependant cet élément ne suffit pas pour établir que Carole ait été contrainte de ce fait à continuer à se prostituer.

Elle retient :

  • que ni l’URSSAF ni aucun autre organisme ou autorité n’ont exigé d’elle qu’elle finance le paiement des cotisations et majorations par la poursuite de son activité de prostitution,
  • que Carole ne justifie pas qu’elle était dans l’impossibilité de le faire par d’autres moyens,
  • et que si l’URSSAF a fait preuve à son encontre d’une certaine raideur, l’Organisme a néanmoins mis en œuvre des mesures d’accompagnement, tel l’échelonnement des versements, susceptibles d’atténuer ses difficultés.

La Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention et, par conséquent, que Carole ne peut se dire astreinte à un travail forcé ou obligatoire au sens de l’article 4§2 de la Convention.

Notons l’opinion dissidente du septième juge, une femme qui considère qu’il y a bien eu violation de l’article 3 et souligne l’ambiguïté de l’approche de la France, signataire de la Convention de 1949 dont le préambule stipule que la prostitution est incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine, qui considère les personnes prostituées comme des victimes et dans le même temps les assujettit à l’impôt et aux cotisations d’URSSAF.

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Grégoire Théry
Grégoire Théry est en charge du plaidoyer pour le Mouvement du Nid à titre bénévole depuis 2005. Il est membre du Haut Conseil à l'Égalité Femmes Hommes depuis 2013. Il est le directeur exécutif de la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution (CAP International), une fédération d'une trentaine d'associations de terrain agissant en soutien aux personnes prostituées dans le monde entier.