Viviane Monnier : « On ne peut pas lutter contre les violences faites aux femmes et mettre à part la prostitution »

2017

Viviane Monnier est cofondatrice de la première permanence téléphonique « Violences conjugales », membre de l’Observatoire sur les violences faites aux femmes du Lobby Européen des Femmes, elle est directrice de Halte Aide aux Femmes battues (HAFB) à Paris.

Viviane Monnier, vous avez travaillé pendant trente ans sur les violences conjugales, quel lien faites-vous avec la prostitution ?

D’expérience, j’affirme qu’une des formes de violence conjugale est la prostitution. Les violences conjugales comprennent toujours des violences sexuelles : de l’obligation de visionner de la pornographie aux viols ou au fait d’être « prêtée » aux copains. Mais personne n’a envie d’en parler. Dans la violence conjugale, il s’agit de tuer l’autre ; c’est un processus de destruction. Donner l’autre comme un objet, c’est la même chose. On ne peut pas lutter contre les violences faites aux femmes et mettre à part la prostitution. Elle en est partie intégrante. Elle est souvent aussi la conséquence de violences antérieures. Quand on est morte psychiquement, on peut devenir prostituée, cela n’a plus d’importance.

Recevez nos derniers articles par e-mail !
Lettres d'information
Recevez nos derniers articles par e-mail !
S'abonner

Que des personnes se disant féministes ne condamnent pas la prostitution alors qu’elles dénoncent les violences faites aux femmes montre qu’elles n’ont rien compris à ces violences. Les violences tiennent ensemble. Une violence entraîne d’autres violences. Le problème aujourd’hui, c’est qu’au lieu d’établir des liens, on préfère saucissonner les violences.

Quelles conséquences peut avoir ce morcellement des violences ?

Que les victimes aient commencé leur parcours de violence par de l’inceste, des mutilations, des viols de petits copains, la violence d’un compagnon et qu’elles se retrouvent sur le trottoir, la seule vérité c’est qu’elles sont victimes des violences faites aux femmes. Or, si des femmes victimes de violences conjugales n’osent pas dire aux associations qui les reçoivent qu’elles sont aussi prostituées, quelque chose ne peut pas s’élaborer pour elles. Il faut donc faire des liens. Qu’importe si c’est telle ou telle association qui les écoute, qu’importe aussi la porte d’entrée choisie pour révéler la ou les violences subies Ce qu’il faut, c’est qu’elles soient reconnues et soutenues…

Quels mécanismes communs  retrouve-t-on chez les victimes de violences conjugales et les femmes prostituées ?

D’abord la culpabilisation de la victime : l’agresseur réussit à rendre la victime responsable, que ce soit le mari, le copain ou le proxénète. Les violences faites aux femmes sont les seuls crimes pour lesquels on parvient à retourner la culpabilité sur les victimes.

Le mari violent sait à ses heures se rendre exemplaire, le proxénète jouer les protecteurs, pour engluer la victime, empêcher toute dénonciation.

Ensuite, l’utilisation de l’enfant ou des proches comme levier pour tenir la femme violentée comme la femme prostituée. Enfin, dans les deux cas, les justifications des personnes qui se racontent qu’elles ont le pouvoir : discours des prostituées sur les clients, discours des victimes de violences conjugales : Il a besoin de moi, sans moi il va s’effondrer. C’est un des facteurs qui explique qu’elles restent. La société préfère penser que, puisqu’elles ne partent pas…. elles aiment ça !

Alors que partir serait affronter le vide. Mieux vaut le connu, même insupportable, que l’angoisse d’arracher le tissu de sa propre histoire (les liens, les bons moments, etc).

On repère ces processus dans de multiples parcours de femmes prostituées comme de victimes de violences conjugales. Tout cela renvoie à un noyau de culture patriarcale, plus ou moins visible, mais aussi actif chez une femme africaine qu’une bourgeoise du 16e arrondissement. Il faut faire comprendre aux victimes qu’elles sont enfermées dans ces processus, renverser leur sentiment de culpabilité.

Vous parlez de victimes, mais vous savez à quel point la notion est mal perçue et difficile à définir…

La vision qui prévaut, c’est : s’il n’y a pas de plaie apparente, il n’y a pas de victime.
Une victime doit être cassée, larmoyante ; une prostituée forte en gueule ne peut pas être une victime.
Si l’on est trop victime, ce n’est pas opérant non plus.
Si la victime ne rompt pas avec sa situation de violence, c’est qu’elle est ambivalente, qu’elle y trouve son compte, qu’elle aime ça.Bref, pour le moment, très peu de victimes peuvent accéder au statut de victime.

A lire également : Des violences conjugales à la prostitution 

Comment jugez-vous la réponse actuelle de la société aux victimes de violences ?

On mesure la tolérance d’une société en matière de violences contre les femmes à la manière dont la justice les traite, et donc renforce ou pas l’impunité des auteurs.

Le traitement des plaintes, les condamnations en disent long. Or, les changements constants de personnel dans les services, ajoutés à l’ignorance complète de la plupart aboutissent souvent à jeter les victimes dans le vide.

Les victimes de viols ou de violences conjugales qui portent plainte doivent se rendre à la police, chez le médecin, au tribunal. Neuf fois sur dix, celles qui risquent ce parcours en prennent plein la figure. Tout tient encore à une question de personne : il faut tomber sur la bonne, puis que la chaîne fonctionne dans son entier. Sinon, on aboutit à une violence pire, en renforçant l’impunité de l’auteur. Idem pour des personnes prostituées. En sortir est un parcours du combattant, empêché par des acteurs sociaux obtus, bourrés d’idées toutes faites, qui se mettent, souvent involontairement, en travers du projet au lieu de le favoriser.

Depuis une trentaine d’années beaucoup de choses ont été acquises tant au niveau des textes législatifs des procédures que de l’affichage politique mais on se heurte toujours à une immense indifférence, et à l’argument éternel sur le manque de moyens, tant au niveau du civil que du pénal. Quant à la prostitution, la Loi sur la sécurité intérieure a carrément transformé les victimes en coupables.

Comment avancer pour mieux faire reconnaître ces violences et notamment la prostitution ?

Il y a un travail d’information fondamental à mener sur les violences. Il a été fait, peu à peu, pour les violences conjugales, auprès de magistrats, de médecins, etc…. Le professeur Henrion[[Le rapport Henrion (2001) proposait 10 mesures prioritaires pour la sensibilisation des professionnels de la santé.]] a dit lui-même que pendant cinquante ans, il avait vu des femmes sans jamais repérer de victimes de violences conjugales. Il a dit être passé à côté et s’en vouloir. Mais il ne pouvait pas voir !

C’est seulement lorsqu’on a fait passer les messages, lorsqu’on sait ce qu’est la violence, quel est son mécanisme, qu’on peut l’identifier. D’autant que les hommes violents majoritairement ne sont pas des brutes mais des manipulateurs. En matière de violences, avant de demander aux femmes de porter plainte, il faut mettre en place un maillage d’acteurs sensibilisés. Un travail identique est à faire sur la prostitution.

Les victimes sont enfermées dans le silence, la honte. Les personnes prostituées plus que toute autre. Comment faire pour qu’émerge leur parole ?

La parole permet une reprise de pouvoir sur soi et elle a une fonction politique. Mais la parole est difficile en matière de violences sexuelles. Les femmes abordent les violences physiques et psychologiques ; pas beaucoup les violences sexuelles. Si on en parle, nous, alors seulement, elles en parlent. Si cette parole ne sort pas, c’est pour une raison simple : si une violence n’est ni reconnue ni nommée, la femme peut ne pas l’identifier elle-même et ne pas chercher à se faire aider. Il y a souvent une non reconnaissance par les victimes des violences subies. Si on avait attendu que les femmes victimes de violences conjugales parlent, on y serait encore.

C’est parce qu’on a agi qu’elles ont pu commencer à prendre la parole. C’est parce que viols et violences conjugales ne sont plus des sujets qui font sourire, que les victimes sont reconnues socialement, qu’elles s’estiment en droit de parler. Les récits des femmes victimes de violences conjugales ont d’ailleurs évolué depuis vingt ou trente ans. De bribes, de propos décousus, elles sont passées à une vision d’ensemble, et cela parce qu’elles ne sont plus perçues comme des coupables.

Mais que faire de la parole de celles qui revendiquent la prostitution au nom d’un « libre choix » ?

Mais c’est la même chose pour les autres violences ! Quand elles sont dedans, elles justifient. Elles ne parlent vraiment qu’après, quand elles ont décidé de rompre, de partir (on se souvient d’Ulla[[L’une des meneuses des mouvements de personnes prostituées en 1975, elle déclarait être « libre » et n’avoir pas de proxénètes. Avant d’écrire, quelques années plus tard : Comment avez-vous pu me croire ?]]).

C’est la même chose pour les femmes victimes d’inceste ou d’agressions sur le lieu de travail. Elles décryptent les faits à partir du moment où elles sortent. En attendant, pour tenir, elles s’accrochent au positif, elles ne peuvent pas faire autrement, elles veulent encore y croire, croire qu’elles peuvent « le changer », maitriser la situation.

Leur revendication de choix, de liberté, est compréhensible. Elles construisent des justifications et s’adaptent à l’agresseur, les femmes restant les infirmières de la terre entière… Le problème, c’est qu’on peut prendre le discours de surface pour argent comptant : on écoute ce qu’elles disent, point final. On ne s’autorise pas à poser des questions, à tirer la pelote. Et on entretient le silence. On met un filtre, on voile les réalités pour se mettre soi-même à l’abri. Et on peut devenir responsable de la pérennisation de ces violences.

Il faut apporter autre chose. Avoir un rôle de décodeur pour permettre le décryptage de la situation par les personnes concernées. Souvent en tant qu’intervenant on ne s’autorise pas à poser des questions directes, au prétexte que tout ça relève de l’intime et qu’il faut laisser l’autre nous dire ce qu’elle veut.

L’expérience démontre que des femmes non concernées et interrogées ne sont pas choquées des questions posées, et que par contre les victimes parlent et se sentent soulagées d’être écoutées, comprises et crues.

Des raisons d’espérer ?

Les violences contre les femmes sont Grande cause nationale 2010 et la prostitution est clairement au nombre des violences concernées. C’est un progrès. Le Collectif sur les violences a rencontré Nadine Morano, secrétaire d’Etat chargée de la famille et de la solidarité, qui s’est montrée favorable à notre projet de spot télé qui inclut la prostitution et paraît même favorable à la pénalisation des clients. Nous avons franchi un pas important.

Site internet de la Fédération Nationale Solidarité Femmes 3919 https://www.solidaritefemmes.org/

Article précédentNuméro 169 / avril – juin 2010
Article suivantConey Island Baby
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.