Procès du Carlton : un verdict qui suscite des réactions

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Il y a clairement un avant et un après Carlton.

Le 12 juin 2015, le tribunal correctionnel de Lille déclarait la relaxe de tous les prévenus
(sauf un) poursuivis pour proxénétisme aggravé dans l’affaire dite du Carlton. Emmanuel
Daoud, avocat du Mouvement du Nid – qui s’était porté partie civile – et Bernard Lemettre,
responsable de la délégation du Mouvement du Nid du Nord-Pas-de-Calais-Picardie, qui
a accompagné des mois durant les jeunes femmes parties civiles, nous ont tous deux fait
part de leur stupéfaction.

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Me Emmanuel Daoud

Il y a clairement un avant et un après Carlton.

Votre première réaction à l’annonce du verdict ?

Treize des quatorze prévenus relaxés de la qualification de
proxénétisme aggravé, c’est une grande surprise, étant donné
la façon dont s’étaient déroulés les débats. Pour Dominique
Strauss Kahn et Jean-Christophe Lagarde, la relaxe était
attendue, mais pour d’autres, comme Dodo la Saumure, c’est
beaucoup plus surprenant. Toutefois, le mandat que j’avais
reçu n’était pas tant d’obtenir des condamnations que de
parvenir à mettre au coeur des débats les réalités de la prostitution,
de sensibiliser les juges et l’opinion. Sur ce point, pour
moi c’est un succès. Les médias se sont emparés largement
de l’affaire et les mentalités ont changé. Je suis convaincu que
le procès a servi de caisse de résonnance pour faire avancer
la cause des personnes prostituées. Le regard ne sera plus le
même sur les clients, dont le comportement est désormais
remis en cause. L’une des preuves de cette évolution, c’est le
vote de la proposition de loi de lutte contre le système prostitutionnel
avec le retour à l’Assemblée nationale, en deuxième
lecture, de la pénalisation des clients. Pour moi, il y a clairement
un avant et un après Carlton.

Comment expliquer que n’ait pas été retenue
la qualification de proxénétisme ?
Nos textes sont pourtant clairs ?

En tant qu’avocat, je peux ne pas partager l’analyse juridique
mais je m’interdis de critiquer la décision du tribunal.
La qualification retenue par le juge d’instruction et la Cour
d’Appel de Douai au stade de l’ordonnance de renvoi, donc
par des magistrats professionnels, reposait sur l’idée qu’il
y avait des charges suffisantes contre ces hommes. Mais le
tribunal, lui, a estimé qu’il n’existait pas d’éléments suffisants
pour retenir le proxénétisme
aggravé. Un seul prévenu a été
condamné pour proxénétisme, René
Kojfer qui a mis en relation les autres
prévenus et les jeunes femmes. Le
tribunal s’est interrogé un moment sur la qualification de
proxénétisme hôtelier. Mais elle n’a pas été retenue. En tout
cas, pour certains – que je ne veux pas nommer –, il y avait des
éléments qui permettaient de condamner.

Il y a donc des victimes d’agressions mais pas d’auteurs ?

Être « client » suffit à effacer toute obligation d’en répondre ?
Il faut saluer le courage de ces quatre femmes, résolues à
affronter les regards mais aussi les propos de leurs clients et
de leur souteneur, Dodo la Saumure. Un courage qui a payé
puisqu’elles sont parvenues à faire passer leur message.
Mais le tribunal a estimé que les présumés proxénètes, et
donc l’ancien patron du FMI par exemple, n’ont eu « qu’un
comportement de client qui n’est en rien répréhensible ». C’est
bien la preuve d’un vide juridique à cet endroit. À cet égard,
je soutiens la proposition de loi qui prévoit la pénalisation des
clients.

Que répondez-vous à l’accusation de procès « en morale »
qui a été portée par les avocats des prévenus ?

J’ai là-dessus une divergence totale, que j’ai exprimée dans
ma plaidoirie. À ceux qui disent qu’il y aurait dans cette affaire
un code pénal et un code moral, je réponds que les juges
pénaux passent leur vie à rendre des décisions connotées
moralement. Le droit dit aussi la morale. La césure est donc
artificielle.

Comment expliquer qu’un Dodo la Saumure sorte blanchi
du tribunal ?

Cet homme est un maquignon de la pire espèce, un
marchand de chair humaine, quelqu’un qui n’hésite pas à
parler des négresses qui plaisent aux clients. Les jeunes
femmes ont décrit leur quotidien dans ses « clubs » : entassées
à dix ou douze dans des dortoirs, corvéables à toute heure,
exposées – pardon pour la trivialité – comme un choix de
viandes chez le boucher. Dominique Alderweireld, dont l’activité
n’est pas interdite en Belgique, à la différence de la France,
est un individu qui s’enrichit sur la situation désastreuse de
femmes en situation de précarité, exfiltrées par des réseaux et
originaires pour la plupart de pays pauvres. Mais le tribunal
a estimé qu’il n’existait pas d’éléments suffisants prouvant
qu’il avait donné des instructions à telle ou telle de ces jeunes
femmes pour se rendre auprès des clients ou qu’il leur en
avait fourni les moyens.

Vous soutenez la proposition de loi en débat. Pour quelles
raisons ?

C’est la première fois en France qu’est envisagée une
grande loi sur la prostitution, et une loi qui ne se limite pas
à un volet répressif. On n’a encore jamais tenté, dans notre
droit positif, de sanctionner le client et donc de travailler
sur la demande de prostitution. Il s’agit d’envoyer un signal
fort afin de décourager les réseaux criminels, d’affirmer les
valeurs défendues par notre société. Un message est passé
aux hommes d’aujourd’hui et de demain : acheter un « service
sexuel », ce n’est pas normal, c’est un acte qui porte atteinte à
la dignité de la personne. Dans le même temps, la loi prévoit
la suppression du délit de racolage passif ; elle affirme donc
que les personnes prostituées sont des victimes et non des
coupables et elle prévoit de leur fournir des outils d’accompagnement
au plan social. C’est un ensemble extrêmement
intéressant ; à condition que les moyens financiers suivent…

Vous qui connaissez bien les tribunaux, pensez-vous
nécessaire de généraliser la formation des magistrats sur
la question de la prostitution ?

C’est un volet sur lequel il faut en effet que les pouvoirs
publics mettent le paquet. Il y a encore beaucoup d’aprioris,
d’idées reçues sur les prostituées, de croyances sur l’activité
choisie, le métier… C’est une réalité mal connue : on
ne sait pas assez qu’il faut beaucoup de bras pour sortir de
la prostitution. La méconnaissance ne peut que générer
l’incompétence.

Bernard Lemettre

Il vaut mieux humilier une femme
que toucher aux profits des grosses sociétés…

Votre réaction ?

Je suis resté sans voix. Un homme politique blanchi, un
avocat blanchi, un chef de la police, des hommes d’affaires, un
proxénète notoire… blanchis. À part un lampiste qui trinque
pour les autres. Cette bande organisée d’hommes de pouvoir
(il fallait voir la police motorisée autour de la voiture de DSK arrivant
au tribunal) s’en sort sans encombres. Même Dodo la Saumure
se voit renforcé dans son rôle de proxénète. Il a été assez
malin pour donner ses ordres non depuis la France mais de
Belgique, pays où ses activités ne sont pas répréhensibles…
Ce qui me frappe, c’est que les condamnations prononcées ne
portent pas sur le proxénétisme mais sur les escroqueries et
abus de biens sociaux, donc sur le volet financier de l’affaire.
J’en déduis qu’en France, il vaut mieux asservir sexuellement
une femme, la violer, l’humilier, que de toucher au portefeuille
des grosses sociétés. Je m’étonne que la presse n’ait pas
relevé cette énormité.

Et les jeunes femmes ?

Je n’étais pas encore sorti du tribunal que Jade m’appelait,
en larmes. S’ils sont relaxés, m’a-t-elle dit, alors c’est nous
qui sommes coupables !
Mounia, qui est dans une situation extrêmement difficile, avec des dettes et une menace d’expulsion, a eu la même réaction. En dehors
de nous, il n’y a pas beaucoup de monde autour d’elles pour
les aider. Ce verdict est pour elles un nouvel abandon. Mais il
reste que le procès a été utile. Même sans condamnation, une
pratique des hommes infernale pour les femmes a été portée
au grand jour.

Le Mouvement du Nid va faire appel ?

Le Mouvement du Nid a décidé de faire appel au civil. Jade
et Mounia notamment nous ont exprimé leur satisfaction.
Pour nous, il s’agit de ne pas rester les bras croisés devant un
jugement pénal injuste pour les parties civiles. Le procès a
montré que les prévenus leur ont fait subir des violences, et
donc des dommages. Au delà du procès pénal, nous devrions
donc pouvoir rechercher leurs fautes civiles afin d’obtenir des
indemnisations pour ces jeunes femmes. On ne sait peut-être
pas que, pour le moment, elles n’ont droit à rien, sinon, pour
deux d’entre elles, à un euro symbolique…