Judith Trinquart, médecin

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L’éducation est à commencer le plus tôt possible, afin de faire comprendre que le recours à la prostitution n’est pas une forme de sexualité mais une violence.

En quoi consiste l’approche de santé communautaire ?

La santé communautaire est un concept sanitaire d’avenir. Elle implique la participation équilibrée des personnels de santé ou sociaux et de la population en direction de laquelle se font les actions de promotion de la santé. Le but est de développer des actions mieux adaptées aux besoins. La réduction des risques porte, auprès de la population prostituée, sur la toxicomanie, les maladies sexuellement transmissibles et la prévention des gestes de violence. Ce qui prédomine, dans la grande tradition du médecin Parent-Duchâtelet, c’est l’aspect propagation des maladies vénériennes, un péril qui menacerait la collectivité; il s’agit d’éviter que les personnes prostituées ne contaminent l’ensemble de la population via les clients.

Cette approche de réduction des risques est nécessaire, mais ce qui m’a frappée lors des tournées de bus où j’ai effectué mes permanences, c’est que les besoins de santé étaient beaucoup plus étendus et nécessitaient des réponses beaucoup plus développées que ce qui était proposé. Non seulement cette approche ne couvre pas l’ensemble des besoins de santé des personnes, mais elle tend à les faire disparaître !

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Elle produit des effets pervers qui cautionnent la situation de prostitution, voire qui l’aggravent. Si elle ne s’accompagne pas d’autres soins, de promotion de la santé, de solutions de prévention, de réinsertion, de traitements, de suivi adapté, on peut se demander si cette réduction des risques ne conduit pas à une réduction des soins.

– Vous allez dans votre thèse jusqu’à parler de « maquerellage« …

Le mot peut paraître excessif, mais c’est une forme de relation aux personnes en grande détresse, que l’on connaît aussi dans d’autres milieux que la prostitution, et que certains ont décrit comme le « syndrôme de l’intervenant ».

La santé communautaire fait intervenir comme animatrices des personnes qui ont été dans la prostitution ou qui le sont encore. Face à certaines situations, elles sauront en effet ce qu’il faut faire ; mais si ces compétences ne sont pas valorisées par une formation complémentaire, elles servent surtout à pérenniser le système, et à rester dans le déni.

On voit ces animatrices s’en tenir à l’urgence au risque de passer sous silence des paroles qui demandent à se libérer. Je me souviens d’une jeune femme qui s’est effondrée en nous disant que son proxénète lui avait donné des coups de pied dans le ventre et qu’elle avait fait une fausse couche. C’était un véritable appel au secours. Elle est repartie en riant.

Il est vrai qu’il existe un problème de moyens, mais que, au bout de dix ans, personne n’ait songé à mettre en place un environnement qui permette de recueillir cette parole montre bien que cette parole dérange, qu’elle contredit un certain nombre de principes, et qu’il est difficile de proposer quelque chose si on maintient la personne dans la prostitution.

On voit des séquelles de traumatismes psychiques ou physiques, des états infectieux. On constate une précarité de la santé mentale, des états dépressifs, des angoisses, des phobies… Face à des choses aussi violentes, il finit par y avoir un déni. Ce n’est d’ailleurs pas propre au milieu prostitutionnel. D’autres expériences, dans les pays anglo-saxons, mais aussi en Asie du Sud-Est avec des groupes de survivantes de la prostitution, montrent que la dénonciation politique de l’abus permet l’émergence d’une parole, un chemin vers la sortie, un mouvement d’autodétermination, sans pour autant juger les femmes qui sont encore en situation de prostitution.

– Quels sont les besoins de santé réels de cette population ?

Lorsqu’il est possible de s’isoler, on voit remonter une série de problèmes de santé, des séquelles de traumatismes anciens, aussi bien psychiques que physiques, des états infectieux, des dépistages négligés ; on constate une précarité de la santé mentale, des états dépressifs, des angoisses, des phobies… Il y a une grande autonégligence et un seuil de tolérance à la douleur effroyable.

Je me souviens d’un entretien avec une jeune femme toxicomane séropositive qui avait été obligée d’abandonner son enfant. Venue pour une entorse à la cheville, elle a complètement craqué ; elle a dit son désespoir de ne plus voir son enfant, la cruauté du milieu, son incroyable violence. A peine le petit espace d’intimité franchi, elle est repartie sourire aux lèvres, sans même boiter sur ses talons de 8 centimètres. La coupure était nette : surtout ne pas se montrer défaillante face aux animatrices, face aux copines. On en reste donc là.

Ce qui est également frappant, c’est que les personnes semblent plus en demande d’être « réparées » que soignées. Ce qui leur importe, c’est que la mécanique nécessaire à la prostitution continue de fonctionner. On ne sent pas d’irruption de la vie privée, de la personne, de désir de bien-être ; tout est rapporté à l’activité prostitutionnelle, au fait que le corps ne sert qu’à gagner de l’argent. On a l’impression d’une carcéralité psychique, d’un enfermement dans un système; ce qui n’entre pas dans ce système n’existe pas.

On retrouve ces mêmes symptômes, qui font partie d’une stratégie de survie, chez d’autres populations victimes de violences, comme les femmes victimes de violences domestiques.

– Ce mauvais état de santé est-il en lien avec l’activité prostitutionnelle ?

Ces personnes vivent une dissociation profonde. Du fait qu’elle impose des actes sexuels non désirés à répétition, la prostitution engendre une forme d’anesthésie, d’abord au niveau de la sphère génitale, sexuelle, la plus exposée. Plus l’activité prostitutionnelle se prolonge, moins ce processus d’anesthésie est maitrisé, plus il devient réflexe ; peu à peu, il gagne l’ensemble du corps et les moments où la personne désirerait avoir des émotions, des affects. C’est cette anesthésie, cet ensemble d’atteintes du schéma corporel, ce que j’appelle la « décorporalisation », qui conduisent à une grande autonégligence en matière de soins.

Or, ce que défend la santé communautaire, c’est l’idée que l’aménagement des conditions de la prostitution, ou sa professionnalisation, règlerait les problèmes de santé. Mais ce ne sont pas ces conditions – même si bien sûr des violences de toutes sortes se surajoutent – mais bien la pratique prostitutionnelle en elle-même qui engendre ces symptômes.

– Que faire pour ces personnes ?

Si elles sont capables de supporter des situations de violence que personne ne pourrait tolérer, c’est qu’il s’agit pour elles d’un moyen de se cacher la violence antérieurement subie. Cette parole peut d’autant moins se libérer que la première personne à qui il faut cacher cette violence, c’est soi-même.

Quand on a par exemple une suspicion d’antécédents de violences sexuelles, sujets qui ne peuvent être abordés dans les bus, il faudrait orienter les personnes vers des lieux d’écoute. Ces lieux existent. Beaucoup d’associations font un travail remarquable.

Ce qui manque, c’est une mise en réseau de l’ensemble des ressources. C’est aussi une formation élémentaire pour les professionnels du champ sanitaire, social et juridique; la méconnaissance des antécédents et de la situation prostitutionnelle, de ce qu’elle représente au niveau du corps et du psychisme, est un énorme obstacle à une prise en charge de qualité. Il faut des moyens et des ressources, proposer des solutions à long terme; ne pas se contenter de faire de la réduction des risques, mais proposer des suivis psychothérapiques, des personnes accompagnantes, des formations adaptées pour les personnes prostituées.

– Et à long terme ?

Miser sur l’éducation à la sexualité, à l’humanité, à la communication, à la relation humaine. Il y a des pathologies différentes chez les clients, mais il s’agit le plus souvent d’une pathologie de la communication et de la relation homme/femme. L’éducation est à commencer le plus tôt possible, afin de faire comprendre que le recours à la prostitution n’est pas une forme de sexualité mais une violence.

Mais l’éducation ne suffit pas. Il manque, à l’image de l’expérience suédoise, des mesures coercitives pour faire comprendre qu’acheter ou louer le corps d’autrui dans la prostitution constitue une transgression.

Par ailleurs, il ne faut pas s’arrêter à la barrière virtuelle des 18 ans. Il est temps d’être cohérent et cesser d’affirmer que la pédophilie est un acte horrible tout en continuant d’encourager la prostitution, présentée comme fonction sociale bienfaisante alors qu’elle n’est qu’un système de recyclage de ces violences. On ne peut pas se battre contre l’inceste et la pédophilie si on pérennise le système prostitutionnel et si on autorise les gens à faire sur des adultes ce que l’on interdit sur des enfants. C’est une hypocrisie ; on reprend d’une main ce que l’on donne de l’autre.

Documents joints

 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.