Jean-Michel Carré, documentariste

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Dans une société évoluée, il n’y aura plus de prostitution (…) Si la prostitution continue, c’est que nous serons restés infantiles et primaires.

– Pourquoi cette série de films sur la prostitution?

J’ai rencontré des jeunes femmes prostituées en prison alors que je tournais mon film sur les « Femmes de Fleury« . Le premier sujet qui m’a toujours intéressé, c’est la liberté. Il fallait donc que je travaille sur la prison puisque c’est le lieu antinomique de la liberté.

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Peu à peu, j’ai eu envie de suivre les femmes prostituées que j’y ai connues, de comprendre pourquoi elles retournaient à la prostitution. Elles m’ont montré quelles étaient les difficultés de la réinsertion, m’ont emmené dans des quartiers de prostitution, essentiellement du côté de Nation. J’ai voulu comprendre comment des filles de dix-huit ans, dans une période de soi-disant libération sexuelle, pouvaient être une nouvelle génération de prostituées.

– Vous filmez toujours à visage découvert. C’est un choix ?

J’y tiens absolument. Mon travail est d’abord un travail de dialogue avec les gens. Or, il n’y a pas que ce qu’ils disent qui importe, il y a les silences, les regards… Et puis, pour des sujets comme la prison ou la prostitution, les gens pourraient croire que tout est « bidonné » ; ensuite, pour la femme qui parle, il s’agit d’une sorte de libération.

Si elles acceptent, c’est parce que c’est pour elles la possibilité de sortir enfin du mensonge, cette chape de plomb qui pèse sur la vie de prostituée. Mais ce n’est possible qu’à l’issue d’un long rapport de confiance.

Il y a cinq ans que je travaille sur le sujet, cinq ans que je suis les personnes concernées. Passer à la télé pour ces jeunes femmes, c’est un saut dans le vide. Mais c’est un moment important pour elles. Même si elles continuent la prostitution, elles sont plus fortes. Elles ont montré qu’elles pensaient, qu’elles étaient sensibles, intelligentes (souvent beaucoup plus que les clients), elles ont impressionné les gens. Après « Les trottoirs de Paris« , il y a même eu des flics pour venir leur dire on ne savait pas que vous viviez comme ça, et les féliciter pour leur courage.

J’essaie de faire un travail politique pour changer la vision des citoyens, mais ça ne peut fonctionner que si le film peut aider les filles ! S’il leur permet d’avancer mentalement, et dans le meilleur des cas – cela arrive pour quelques unes – d’arrêter la prostitution.

– Que pensez-vous en général des émissions télé consacrées à la prostitution ?

La télévision traite mal le sujet. (…)
[Dans les émissions en direct] on entend éternellement le même discours. Devant une caméra, les gens ont peur, ils se protègent ! Ils disent ce qu’on attend d’eux.

Alors que nous, qui construisons une relation de confiance au fil des mois, pouvons discuter à bâtons rompus. Là, les filles se mettent à parler et toutes à peu près avouent que ce qu’elles disent, elles le disent pour la première fois.

C’est pour cette raison que je veux être indépendant, avoir ma propre maison de production pour ne pas être à la merci de la télé ou du cinéma qui pourraient m’imposer des choses un peu sulfureuses ou des films expédiés en trois semaines. Généralement, je tourne mes films sur un an. Je fais du documentaire, pas du reportage, c’est extrêmement travaillé.

(…)

– Votre regard personnel sur la prostitution a-t-il changé au cours de votre travail ?

On découvre vraiment un monde. On s’aperçoit que la prostitution est le résultat de misères sociales ou affectives. Au centre, il y a souvent le problème de la famille, avec beaucoup d’histoires d’inceste ou de viol. J’ai beaucoup cherché ce que pouvait être le point commun entre toutes ces femmes, le seul que j’ai trouvé, c’est l’absence de père. Mais c’est toujours un problème complexe à démêler.

La prostitution est un sujet passionnant. On y voit les pires choses, le sado-masochisme par exemple qui pose vraiment question sur l’être humain, et en même temps le côté croyant des filles qui leur fait faire un détour par l’église pour dire une prière. C’est une réflexion fantastique sur les êtres, et un endroit étonnant de convergence de tous les problèmes de société et des tabous sur le corps et la sexualité.

– Votre film sur les clients présentait des hommes sympathiques et touchants. N’avez-vous pas craint de justifier la prostitution ?

Je ne veux surtout pas démontrer quelque chose dans mes films, ni partir avec un quelconque présupposé. Je fais le film et j’apprends en même temps. J’essaie de casser tous mes a priori pour être totalement à l’écoute des gens. Je ne pars pas avec des idées définitives du type les clients sont tous des salauds, je refuse les caricatures. Il y a des gros porcs qui passent en bagnole, ivres morts et qui crachent sur les filles et ils ne sont pas forcément clients. Et il y a des clients qui sont des types dans la solitude. J’ai connu ces hommes dans leur quotidien et j’ai choisi de montrer la réalité.

– Vous avez exploré beaucoup de questions touchant à la prostitution. Pourquoi pas le proxénétisme ?

(…) Si je m’en suis peu préoccupé, c’est parce que ce n’était pas un problème central pour les filles que j’ai rencontrées, les prostituées toxicomanes. Leur vrai proxénète justement, c’est la drogue. L’une dit d’ailleurs que les dealers sont pires que les proxénètes puisque ce sont les filles elles-mêmes qui vont les voir et leur donnent leur argent et en plus, ils ont tout gratuit, ils peuvent leur demander n’importe quoi.

Ce qui m’intéressait, c’était ce nouveau profil de la prostitution. J’avais l’impression que, par rapport aux prostituées traditionnelles, les filles de Nation me permettaient de poser davantage de questions sur la sexualité, les clients, mais aussi la drogue, le sida, la délinquance. A chaque film, j’essaie d’amener une réflexion plus globale sur la société.

– Que pensez-vous des pays qui prétendent faire de la prostitution un métier comme un autre ?

C’est une idée bizarre étant donné que dans une société évoluée, il n’y aura plus de prostitution. Les rapports homme-femme seront corrects, on pourra se parler, il y aura de vrais rapports de séduction et d’amour.

Article suivantNorma Hotaling, initiatrice d’un programme de sensibilisation des « clients »de la prostitution aux États-Unis
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.