Jean-Marc Souvira, commissaire divisionnaire et directeur de l’OCRTEH

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Les pays réglementaristes favorisent les réseaux, ils sont des appels.

Où en est la coopération européenne face aux réseaux de traite des êtres humains ?

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Les nouveaux outils juridiques permettent de réelles avancées. En entrant dans l’UE, les pays sont obligés d’adhérer à Europol ; ils adoptent obligatoirement le mandat d’arrêt européen et sont signataires d’équipes communes d’enquête. Le mandat d’arrêt européen permet qu’un pays « remette » ses ressortissants nationaux, ce que l’extradition ne permettait pas. Là où il fallait dix ans, il faut maintenant quarante jours. On a récupéré une cinquantaine de types grâce à cet outil avec la Bulgarie et la Roumanie. Ils font de la prison en France.

Autre outil, les équipes communes d’enquête : sur une affaire franco-roumaine par exemple, pour un réseau identifié en Roumanie avec des policiers roumains, le juge d’instruction signe avec son homologue une sorte de contrat, une possibilité d’enquête commune judiciaire. La police française peut interpeller en Roumanie et la police roumaine interpeller en France. Il y a des magistrats de liaison sur place. Nous avons maintenant des équipes communes avec une vingtaine de pays sur les 27 de l’UE.

La coopération policière est bien meilleure et les décisions de justice sont mieux appliquées. On ne parle d’ailleurs plus d’infraction mais de catégorie d’infraction. Il y en trente-deux qui regroupent l’ensemble des codes pénaux européens. Cela empêche les pays de recourir à des manoeuvres dilatoires pour empêcher que la justice se fasse.

Enfin, la coopération policière permet les observations transfrontalières. La police française, par exemple, peut suivre des malfaiteurs roumains, bulgares ou autres s’ils se rendent au Luxembourg ou au Portugal.

Qu’en est-il de la prise de conscience de pays tels que la Bulgarie ou la Roumanie sur la question de la traite pour la prostitution ?

Étant donné les sommes générées par les trafics, la corruption que cela entraine, la démarche n’est pas aussi volontariste qu’il serait nécessaire.
En revanche, quand la France travaille sur un réseau, l’autre pays s’y trouve obligé. Il y a un phénomène d’entraînement qui aide à sortir des comportements hérités du passé. C’est une force de changement, elle entraîne une adhésion obligatoire.

Abolitionnisme, réglementarisme, quelle politique est la meilleure pour voir reculer la traite ?

Les réseaux sont des marchands. Les filles, des marchandises. Ce qui les intéresse, c’est quel pays rapporte le plus. Un fait qui en France vaut 10 ans de prison peut être une profession inscrite au registre du commerce en Allemagne. Ils ont vite fait de choisir.

L’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse ont des « travailleuses du sexe ». Dans ces trois pays, les filles qui sont dans les « maisons » ne sont pas suisses ou néerlandaises mais bulgares, roumaines ou africaines. Elles ont été recrutées par des réseaux. Elles ont connu les violences, les parcours difficiles, l’impossibilité de s’enfuir. Les Pays-Bas commencent d’ailleurs à faire machine arrière.

On l’a bien vu lors du séminaire européen de mai 2008 sur la traite en provenance d’Afrique. Nous leur avons dit « vous mettez un vernis de légalisation, mais elles ne sont libres de rien du tout » et eux ont tenu un discours qui aurait pu être le nôtre. Ils voient qu’il y a de la traite, des problèmes entre réseaux, des querelles de pouvoir, du blanchiment d’argent…

Les Néerlandais évoluent : pas par conviction, mais par pragmatisme. Les allemands, idem, mais du bout des lèvres. Les Suisses n’étaient pas invités, ils ne sont pas dans l’UE ; chez eux, il y a des gamines de 16 ans dans les vitrines et c’est légal. Les pays réglementaristes favorisent les réseaux, ils sont des appels. En France, on a la chance d’avoir une politique moins attractive pour les malfaiteurs.

Y-a-t-il vraiment moins de réseaux qui s’implantent en France ?

Il y a moins de réseaux, moins de prostitution en France. C’est un fait.
Passez la frontière allemande ou espagnole. Vous verrez un nombre incalculable de bars à hôtesses, de bordels à la frontière. A La Jonquera, les parkings sont envahis de poids lourds et les hôtels de passe fonctionnent, je dirais… en toute non illégalité. En France, ce type d’établissement serait vite fermé.

Il y a pourtant bel et bien des victimes de la traite ?

Toutes les étrangères sont des victimes de la traite. Une Nigériane ne peut pas venir en France de manière isolée. Il faut une infrastructure. Un type en regroupe plusieurs et les fait partir, il fournit les papiers. Les mêmes voies sont utilisées par différents passeurs.

En 2007, je me souviens d’une Vénézuélienne qui était dans un réseau de prostitution de luxe ; elle ne savait pas situer la France sur le planisphère. Elle était passée par une agence de mannequins bidon. Les réseaux ont toutes sortes de débouchés : rue, appartements, salons de massage, prostitution de luxe, etc… C’est toujours de la traite.

Quels réseaux sont les plus actifs aujourd’hui en France ?

En France, les réseaux européens sont aujourd’hui surtout roumains et bulgares. On sait qu’ils sont organisés puisqu’ils viennent tous de la même région, celle de Varna, et Sofia ; une autre région de Bulgarie alimente la traite en Espagne. Pour l’Afrique, les réseaux sont nigérians, camerounais et ghanéens avec davantage de réseaux familiaux. Ces cinq pays sont également très implantés dans d’autres pays européens. Avec des variantes, par exemple les réseaux turcs en Allemagne.

Les frontières sont très prisées des réseaux, pourquoi ?

Les frontières sont des zones très intéressantes pour les réseaux, elles permettent une grande mobilité. Le temps d’interpeller les filles d’un réseau, et c’en est d’autres. Le réseau a envoyé les premières dans un autre pays. Une personne peut être arrêtée d’un côté de la frontière mais pas de l’autre (exemple : France/Allemagne), en vertu du pouvoir régalien de chaque pays. Ce sont également des zones qui permettent de brouiller les pistes en matière de remontée d’argent.

Et la corruption ?

Quand des masses d’argent importantes entrent dans un pays, elles
permettent d’investir dans d’autres trafics, d’acheter des filles et de pratiquer la corruption : payer magistrats, policiers et politiques. Aucun pays n’échappe à la corruption mais il y a des degrés.

En France, on ne paye pas des policiers pour faire obstacle au démantèlement de réseaux de proxénétisme. Ailleurs si ! En Bulgarie, à Sofia par exemple, les trafiquants se promènent au grand jour : crâne rasé, bodybuildés, tee-shirts noirs, gros 4×4. Des caricatures ! Ils savent qu’ils n’ont rien à craindre. En France, ils ne feraient pas 3 km sans être plaqués au sol.

Que faire face à l’explosion de la prostitution par Internet ?

Si vous tapez « escort girls », vous trouverez 14 millions de sites dans le monde. Internet est le média qui a écrasé tous les autres médias, à échelle planétaire. Les filles peuvent être en France et le webmaster en Ukraine.
L’argent n’est pas envoyé au chef de réseau. Nos services ont entrepris un travail avec les grands groupes hôteliers, nous avons par exemple un partenariat avec le groupe Accor.

Nous organisons des séminaires pour leur expliquer ce qu’ils risquent -proxénétisme -, pour leur apprendre la détection, leur donner les coordonnées utiles pour réagir, les contacts avec la police judiciaire locale. La police ne peut pas lutter seule contre les réseaux. Il nous faut le concours des hôtels, des webmasters, des associations. Nous sommes maintenant implantés dans 100 pays, avec des offices de liaison dans l’UE mais aussi en Afrique et en Europe de l’est. Ces offices rendent les vérifications plus faciles. C’est une gigantesque toile.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.