Jean-Claude Guillebaud, journaliste et écrivain

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Aurions-nous fait la révolution sexuelle pour assurer la fortune des marchands de sex-shops et des industriels de la pornographie ?

Nos sociétés se flattent d’être libérées sexuellement. Qu’en pensez-vous ?

Ce qui m’intéresse dans la sexualité, c’est de repérer les nouvelles formes de contrainte, de domination, de suggestion. Celles de notre époque. Il ne faut pas se croire libre parce que l’on dénonce les tyrannies d’hier.

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La révolution sexuelle était nécessaire pour se débarrasser d’une morale pudibonde.

Mais tout à la joie de cette libération, on a oublié de s’interroger sur les nouvelles contraintes qui se sont substituées aux anciennes. Nous sommes soumis, notamment en matière sexuelle, à des conformismes parfois aussi pesants que les précédents mais que nous ne repérons pas.

Parmi ceux-là, il y a l’argent : une bonne part des libertés conquises il y a trente ans, ont été transformées en marchandises. Aurions-nous fait la révolution sexuelle pour assurer la fortune des marchands de sex-shops et des industriels de la pornographie ?

L’écrivain Raoul Vaneigem a raison de dire que dans cette époque soi-disant libérée, une seule chose est interdite : la gratuité. Tout est permis si c’est tarifé.

C’est effrayant, d’autant plus que cette puissante industrie du sexe recycle des slogans de liberté pour en faire des formules publicitaires. Essayez de fermer un sex-shop suspecté d’abriter des activités illégales, et il brandit la « liberté sexuelle » et dénonce le « puritanisme ».

Le discours économique aurait remplacé celui de la morale…

Les valeurs de cette société marchande, de ce système libéral, la compétition, la performance, ont colonisé l’amour lui-même. On n’est plus obsédé par l’idée de faute, de culpabilité, mais par la crainte de ne pas être à la hauteur, par le culte de la performance.

On a laissé cet espace magnifique du plaisir, du désir, être envahi par une rhétorique et une cruauté qui viennent du monde de l’économie. C’est ce type de tyrannie qu’il faut démasquer aujourd’hui.

Chacun semble pourtant ne revendiquer que sa liberté individuelle ?

Il faudrait que chacun assume sa liberté, sa préférence, sa manière d’être. Or, si en surface on dit qu’il faut assumer cette préférence, en réalité on est profondément en quête de normes. Il faut voir avec quelle gourmandise les journaux publient des enquêtes et des sondages d’opinion sur la sexualité. Ce n’est pas seulement du voyeurisme. Suis-je dans la bonne moyenne ? Ce qui pousse les gens, c’est la trouille de leur vraie liberté. Au fond, il y a un nouveau moralisme qui ne dit pas son nom et que je trouve très pesant.

N’est-ce pas aussi un nouveau moralisme qui empêche aujourd’hui de s’opposer à la pornographie, au nom de la liberté d’expression ?

La voie est étroite. En partant en guerre contre la pornographie, on peut tomber dans un discours moralisateur. Personnellement, je ne suis pas pour qu’on l’interdise. En revanche, ce qui me choque, c’est que nos sociétés se laissent envahir par cette prospère industrie. C’est la glorification ou la complaisance à son égard alors qu’elle instrumentalise les femmes, les hommes, les enfants, qu’elle se situe aux confins du permis et de l’interdit avec la pédophilie ou la zoophilie. Il y a là quelque chose d’attentatoire à la dignité humaine.
(…)
Dans ce monde du « hard », reconnu, exhibé, affiché, on assiste à l’escalade : toujours plus de violences, toujours plus de rendement. Des actrices de porno témoignent de la cruauté de cet univers. Mais on a tellement peur de passer pour puritain en le dénonçant que l’on refuse d’y regarder de plus près.