Hubert Dubois, documentariste

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Au début,j’étais primaire. Je pensais qu’il y avait une prostitution libre, une prostitution forcée, etc. ; et puis, en travaillant sur le sujet, j’ai changé de vision.

Le 6 avril 2006, France 3 programmait, à une heure bien tardive, « Les clients« , documentaire de Hubert Dubois et Elsa Brunet. Une étape de plus dans la réflexion d’un réalisateur conscient de la dimension politique de la question de la prostitution.

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Comment a été reçu le documentaire?

Le film a reçu un bon accueil dans la presse et un million six cent mille téléspectateurs l’ont vu à 23h20. C’est un bon résultat d’autant plus qu’il était diffusé en même temps qu’une soirée de divertissement pour les Restos du cœur. Mais il a fallu du temps pour aboutir à cette diffusion.

Le film, accepté par France 3 en juin 2005, a traversé les chambardements intervenus à la télévision publique. J’ai longtemps eu l’impression qu’il était considéré comme une cassette sur un rayon alors que, pour moi, il rentre dans le débat politique. En plus, nous nous trouvons à un moment clé avec la sortie du livre sur les « clients »[Lire : [.]] et le lancement de la pétition contre l’organisation de la prostitution pour le Mondial de footbal. En fait, le film a d’abord été diffusé en Belgique et présenté en Espagne.

Il est utilisé à l’étranger pour le débat politique mais pas en France. La France aurait pourtant bien besoin d’un grand débat sur la question. Pourquoi pas au Sénat?

Comment avez-vous procédé pour tourner ce documentaire?

Pour trouver des « clients » qui acceptent de témoigner, nous avons travaillé sur la région lilloise et passé des annonces dans la presse locale. Sur la trentaine de réponses, nous en avons gardé quinze. Au final, cinq figurent dans le film. La difficulté a également été de rentrer dans les lieux de prostitution en Belgique. Il a fallu que je passe par un proxénète, un Français. Je voulais aussi avoir des « clients » des vitrines, des salons et des bars à champagne.

Le financement lui-même a posé des problèmes…

Pour produire ce film, j’ai bénéficié de différents financements mais le CNC (Centre national de la cinématographie) n’a pas donné un sou. Raison invoquée: il ne s’agirait pas d’un documentaire mais d’un reportage. De plus, il serait « trop engagé ».

Le discours qu’on m’a tenu est le suivant : la prostitution, on en a ras-le-bol, c’est pour les chaînes commerciales et pas pour le service public.

Cette non-participation du CNC est un préjudice pour le producteur et pour moi. La conséquence, c’est que le film ne pourra pas être inscrit au registre des œuvres françaises. Pour le producteur, c’est un manque à gagner de 36000€ qui peut faire couler sa maison de production. Heureusement, le Mouvement du Nid l’utilise comme outil pédagogique.

Qui sont les hommes qui ont accepté de parler?

La limite est le manque de diversité au niveau des classes sociales représentées. Ceux qui ont répondu sont plutôt chauffeurs de taxi. Les plus aisés, les décideurs, les intellectuels ne sont pas montrés:ils n’assument pas.

On se trouve donc face à un discours du type « on assume ». Mais deux hommes remettent en cause leur usage de la prostitution: l’un parce qu’il dit se reprocher d’avoir perdu son argent, l’autre parce qu’il tient un discours égalitaire hommes/femmes et qu’il se présente comme un drogué. Celui-là s’est servi de cette possibilité de parole comme d’une thérapie.

Les autres ont un discours naturaliste. Un seul homme parle à visage découvert. L’enquête sur le « client » du sociologue Saïd Bouamama m’a été très utile. J’ai retrouvé les mêmes propos, la même séparation entre ce qui serait la nature masculine et la nature féminine, la même distinction entre prostitution libre et forcée, etc.

Vous avez tenu à mettre dos à dos hommes clients et femmes prostituées.

Le film, un vrai puzzle à monter, est construit à partir du discours des cinq « clients » mais aussi de cinq femmes prostituées. Certaines le sont encore, d’autres ne le sont plus. Leurs propos sont complémentaires.

À la question « qui leur fait croire que vous avez choisi ? », elles répondent : « c’est nous! »

L’une, qui exerce en vitrine à Anvers, se présente comme une professionnelle qui assume bien son activité et tient un discours du type « c’est mon choix ». En même temps, elle déclare : « on est de la viande; quand c’est fini, ils se cassent comme si on était de la merde. »

Une autre femme prostituée, jeune, couverte de dettes, a priori « volontaire », est dans une souffrance incroyable. Il y en a une qui décrit la violence physique et psychologique qu’elle vit en tant que prostituée. Quant à celle qui sort de la prostitution, elle tient un discours radical sur le rapport des « clients » avec les femmes prostituées. Elle parle de leur violence. Et puis il y a Ulla, ancienne meneuse des prostituées lors des événements de 1975, qui décrit les ficelles et le cynisme.

Vous avez fait un chemin considérable depuis vos tout premiers films sur la prostitution?

Au début,j’étais primaire. Je pensais qu’il y avait une prostitution libre, une prostitution forcée, etc. ; et puis, en travaillant sur le sujet, j’ai totalement changé de vision.

J’ai d’ailleurs eu la chance de pouvoir l’expliquer récemment à des confrères. C’était à Madrid où je présentais le film. J’étais aux côtés du maire lors du lancement de la campagne lancée là-bas en direction des « clients » : « Parce que TU payes, la prostitution existe, ne participe pas à l’exploitation sexuelle des êtres humains« . En tant qu’homme, européen et professionnel des médias, je me suis un peu trouvé dans la position de l’homme providentiel. J’ai pu expliquer à des journalistes que j’avais passé quatre ans dans ce milieu et ainsi raconter mon évolution personnelle.

Pensez-vous que les mentalités évoluent?

Il y a des blocages institutionnels mais, oui, les mentalités ont évolué et il est devenu possible d’aborder le sujet. Je remarque d’ailleurs que les diffuseurs et les gens qui m’entourent ont évolué eux aussi. Leur regard sur la prostitution a déjà changé.

Nouvelles générations, nouveaux clients?

Elsa Brunet, jeune journaliste d’à peine 30 ans, a réalisé de nombreuses interviews de clients pour le film. En tant que jeune femme, je me suis sentie très seule, avoue-t-elle.

Son idée? Faire un second film, de femme, sur les hommes de la nouvelle génération, ceux qui ne se sont pas précipités pour témoigner dans le documentaire : explorer les rapports aux femmes des trentenaires ; de ces jeunes hommes plutôt bourgeois, plutôt intellectuels, souvent fils des féministes qui se sont battues dans les années 68.

J’ai le sentiment qu’ils sont assez paumés par rapport à leur statut d’hommes. Quand on aborde la prostitution avec eux, ils se montrent très sensibles à la souffrance des femmes prostituées mais la part de fantasme n’a pas été liquidée. Ils gardent l’idée que beaucoup ont choisi, qu’elles sont libres et que la prostitution de luxe, c’est bien. Ce qui m’intéresserait serait, au-delà de la question de la prostitution, de comprendre comment ils vivent leur parcours amoureux, d’explorer les relations hommes/femmes d’aujourd’hui en écoutant aussi les filles.

Les jeunes sont volubiles sur ces questions, ils ont moins de tabous sur la sexualité que ceux qui les ont précédés. Leur parole est moins verrouillée. Je crois que cette approche aiderait à cerner les « clients » de demain, ceux des dix/vingt ans à venir, et à aborder le considérable travail d’éducation qui reste à engager, notamment dans les lycées et dans les facs.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.