Gisèle Halimi, avocate et féministe

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Sur le viol, on a progressé, mais c’est une violence visible. Tandis que la prostitution, on l’habille comme un choix. Et c’est cela qu’il faut combattre radicalement.

« Gréviste de la faim » à 10 ans par refus de servir ses frères, avocate pugnace de Djamila Boupacha[[Militante du FLN torturée et violée par des soldats français pendant la guerre d’Algérie.]] en 1960 et de Marie-Claire Chevalier[[Dénoncée pour avoir avorté suite à un viol, l’avortement étant alors interdit.]] au procès de Bobigny en 1972, Gisèle Halimi est une femme à qui les femmes doivent beaucoup.

Menaces de morts, insultes, rien ne l’a détournée de son but : défendre la cause des femmes, leur droit à la dignité et à l’intégrité.

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Avec Choisir, le mouvement dont elle est la fondatrice, elle se bat aujourd’hui pour imposer un projet politique, la Clause de l’Européenne la plus favorisée, bouquet des lois les plus favorables aux femmes à travers les vingt-sept pays de l’Union Européenne. Le choix de l’une d’entre elles ne pouvait qu’attirer notre attention, la loi suédoise qui refuse la prostitution en interdisant tout achat de « service sexuel ». La prostitution, un sujet qui apparaît à Gisèle Halimi comme fondamental et auquel elle consacre un chapitre dans son dernier livre, Ne vous résignez jamais[[Paru chez Plon en 2009.]]… Entretien.

 « Ne vous résignez jamais ». Votre livre est un engagement au combat. Il reste donc beaucoup à faire ?

A 81 ans, j’ai voulu, surtout pas un bilan, mais le contraire : ouvrir des chantiers. Je veux qu’on réfléchisse sur des lieux communs qui ont asservi les femmes : le c’est comme ça, le soi disant bon sens, et la nature, les deux armes redoutables contre les femmes.

Exemple, c’est normal qu’une femme fasse un enfant. Je reviens sur des choses que peut-être je n’avais pas encore osé dire, par exemple, qu’on peut être une femme épanouie et ne pas avoir d’enfant. J’ai beaucoup plus de liberté aujourd’hui. Je n’accepte pas qu’une femme ne s’appelle femme que si elle procrée. C’est la ravaler au rang de réceptacle. Moi, c’est une énorme curiosité qui m’a amenée à avoir des enfants ; je voulais une fille pour compenser cet énorme manque que j’avais eu dans ma propre vie. Et j’ai eu trois garçons. Mais je suis fière du résultat.

Ma petite fille voit son père, avocat à la Cour, passer tout naturellement l’aspirateur. Pour mes fils, il est inimaginable qu’on puisse inférioriser une femme. L’éducation, c’est très important.

Mais c’est long… Dans l’immédiat, pourquoi avez-vous tenu à faire figurer la loi suédoise – qui interdit l’achat de rapports sexuels – dans la Clause de l’Européenne la plus favorisée ?

Parce qu’en tant que féministe, je dis depuis toujours un non radical à la prostitution. On ne peut pas être féministe et défendre ce servage des femmes. De même qu’une femme a le droit de choisir de donner la vie, que l’on ne peut pas l’obliger à mettre au monde un enfant, de la même façon, on ne peut pas accepter qu’elle ait à commercialiser son sexe.

Idem pour les « mères porteuses ». Quand j’étais à l’Assemblée Nationale, j’ai fait voter une loi qui interdit la location des ventres. Tout cela tient ensemble. Louer son utérus, c’est une forme de prostitution.

Accepter la prostitution ou les mères porteuses, c’est créer des catégories de femmes construites sur l’argent. Ce n’est pas supportable. On a d’un côté les femmes riches et stériles, de l’autre les femmes fécondes et pauvres. Les unes étant au service des autres. Il faut tenir bon sur l’interdiction totale de commercialisation des organes.

– Pourquoi n’avons-nous pas plus avancé depuis 30 ans sur la prostitution ?

Parce que nous sommes dans une société patriarcale, une économie faite par ceux qui possèdent et qui sont des hommes. Rappelons que 1% du patrimoine immobilier de la planète appartient à des femmes. L’économie, la loi sont patriarcales mais, plus encore, la culture, la publicité, le conditionnement des esprits, avec ces expressions insupportables du type le plus vieux métier du monde. Le message, c’est : résignez vous ! Il y a toujours un conditionnement pour que les femmes se résignent.

– Mais certaines disent qu’elles ont choisi…

En 1975, j’ai reçu Ulla[[Ulla fut à la tête du mouvement des prostituées en 1975. Elle déclara à la tribune de La Mutualité : Si une seule d’entre nous est maquée, on se fait toutes nonnes ! avant d’avouer quelques années plus tard : Comment avez-vous pu me croire ?]], qui défendait la liberté de se prostituer. Depuis, sont apparues ces jeunes « féministes » – qui ne sont pas des féministes, je ne les ai guère vues dans les grands combats -, qui ont perverti, dévoyé le principe du droit à disposer de son corps, pour lequel les femmes se sont tant battues.

Car au gigantesque conditionnement social, s’ajoute le poids de celles que j’appelle les « femmes harkis[[Par référence à la guerre d’Algérie. Les Harkis étaient des militaires algériens engagés dans une milice aux côtés des Français.]] », celles qui se font les complices du pouvoir masculin, qui font les choses que les hommes veulent faire contre les femmes…

Sur le viol, on a progressé, mais c’est une violence visible. Tandis que la prostitution, on l’habille comme un choix. Et c’est cela qu’il faut combattre radicalement. Pour avancer, il faut s’attaquer au noyau dur de toute l’affaire, la fameuse « nature » masculine, « l’instinct sexuel » de l’homme, alors que les spécialistes savent bien que c’est des fariboles !

Comment contrer la thèse du libre choix ? Faudra-t-il encore trente ans ?

On a mis plus que ça pour l’esclavage. Il est vrai que la prostitution, c’est l’esclavage moderne. D’abord, il faudrait un lobbying plus puissant à l’ONU. Le camp d’en face l’a bien réussi, lui, avec sa notion de prostitution forcée laissant entendre qu’il y a une prostitution libre. Les adeptes du choix n’ont jamais entendu de prostituées ! Elles n’ont aucune idée des réalités. Moi j’en ai entendu, j’ai entendu leurs souffrances.

Bien souvent, celles qui disent qu’elles sont bien ont dix ou vingt ans de prostitution derrière elles et ne veulent surtout pas revenir sur le traumatisme du départ. Elles se résignent.

Les femmes qui défendent le libre choix sont des carriéristes qui se font bien voir sur les plateaux de télé. Ça fait libéral. Nous, nous serions le camp de la répression.

Mais pénaliser les clients, ce n’est pas une question de répression, c’est une question de principe. Le corps de l’individu doit-il, oui ou non, échapper à tout commerce ? Si on s’appuie sur le « libre choix », pour beaucoup il n’y aura plus de choix, justement. On ouvre la porte à toutes les dérives. Pourquoi ne pas vendre ses organes au nom du libre choix ? Celui qui sera « libre » de donner son rein sera l’homme des favelas de Rio, au profit du PDG occidental.

Qu’on nous montre une seule femme riche qui ait envie de donner son ventre à une femme pauvre pour qu’elle ait un enfant (à part une mère, une sœur, concernées personnellement)? J’attends des exemples.

Ce sont des arguments spécieux, pervers, qui contredisent des principes universellement reconnus comme la non commercialisation du corps. Ce n’est même pas du féminisme. C’est un humanisme minimum.

Vous croyez à la force de la loi pour faire évoluer les esprits ?

Je crois à la dialectique lois – mentalités.

La loi contribue à changer les mentalités, elle change la culture. J’étais oratrice principale au moment de la loi sur la peine de mort, je crois que c’est un bon exemple. A l’époque, la France était majoritairement hostile à son abolition.

Aujourd’hui, il faut obtenir la pénalisation des clients.

La petite note d’espoir, c’est la Norvège qui vient à son tour de voter une loi de ce type. La loi suédoise de 1999, ça marche ! On a pourtant tout fait pour la faire échouer. On nous a dit : la prostitution va être clandestine. Mais dans ce cas, il ne faut rien interdire ! Pourquoi interdit-on la drogue ? C’est absurde. Il n’y a que là dessus qu’on nous sert l’argument de la clandestinité.

Quelles sont les réactions au choix de la loi suédoise dans le bouquet de la clause ? N’avez-vous pas à faire face à des réticences ?

Jamais ! Dans les réunions publiques, la loi suédoise est en général considérée comme la meilleure des lois. Elle passe très bien.

Et du côté des politiques, pas un n’a osé se déclarer contre… Vous imaginez un homme politique se levant pour dire : mais pourquoi voulez-vous condamner ces pauvres hommes? Là-dessus, on a avancé.

La clause, c’est un ensemble : que veut-on faire de l’avenir des femmes, de leur dignité ? Nous travaillons pour une revendication de dignité globale, ensuite nous égrenons en fonction des sujets. Et la clause est à prendre en entier. Elle n’est pas dissécable.

La clause peut-elle réellement s’imposer selon vous ?

On fait des pas, mais il est vrai qu’on n’est pas sùres d’y arriver. Trois pays opposent une fin de non recevoir sur la contraception et l’avortement : Malte, l’Irlande, la Pologne. Toutefois, nous avons gagné le procès d’Alicia Tiziac contre la Pologne devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Cette femme n’a pas eu droit à un avortement thérapeutique alors que les médecins avaient prévenu que sa grossesse la rendrait quasiment aveugle.

On avance, c’est un petit bout de jurisprudence. Au niveau des politiques, nous en avons beaucoup à nos côtés : François Bayrou (Mouvement démocrate), Marie-George Buffet (Parti Communiste Français), Jean-Marc Ayrault (Parti Socialiste)… alors que Sarkozy n’a jamais répondu. Nous avons été auditionnées au PSE, Parti Socialiste Européen, qui va mettre la clause à son programme. Jamais nous ne voterons pour ceux qui ne s’engageront pas à la défendre.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.