Le poids des mots, le choc de l’idéologie

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Les mots ont toujours été une arme politique de premier plan. Pour formater la pensée, rien de tel qu’une manipulation du vocabulaire. La lecture d’un petit livre de Eric Hazan, LQR, la propagande du quotidien, nous a inspiré quelques réflexions sur la manière dont la pensée sur la prostitution est elle aussi orientée sous l’influence d’un nouveau vocabulaire à connotation purement économique…

Modernité, transparence, réforme, croissance, performance… Ces mots passe-partout envahissent notre quotidien. C’est ce que l’éditeur Eric Hazan appelle la Lingua Quintae Respublicae (LQR), par analogie avec la Lingua Tertii Imperii, langue du 3e Reich analysée par Victor Klemperer en 1947. Si Hazan n’établit évidemment pas d’assimilation entre néo-libéralisme et nazisme, il constate un même mode de fonctionnement, la recherche de l’efficacité aux dépens même de la vraisemblance.

Expliquant comme le nazisme, par exemple, a su s’insinuer dans les esprits grâce à des tournures et des mots, comment il a usé de la langue pour en faire son plus efficace moyen de propagande, Hazan démontre comment les mots qui modèlent aujourd’hui la pensée sont les premiers acteurs de l’endormissement collectif :la LQR s’emploie à assurer l’apathie, à prêcher le multi-tout-ce-qu’on-voudra du moment que l’ordre libéral n’est pas menacé.

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Elle vise au consensus, à l’anesthésie, cherche à escamoter le conflit, à le rendre invisible et inaudible. Ce qu’elle goùte par dessus tout est l’euphémisme, ce grand mouvement qui a fait disparaître

les surveillants généraux des lycées, les grèves, les infirmes, les chômeurs — remplacés par des conseillers principaux d’éducation, des mouvements sociaux, des handicapés, des demandeurs d’emploi.

Pour Eric Hazan, un vieux rêve est réalisé, l’extinction du paupérisme :

Il n’y a plus de pauvres mais des gens modestes, des conditions modestes, des familles modestes.

Selon l’auteur, il ne s’agit pas là du fruit d’un complot mais de l’émanation du néo-libéralisme et de son instrument :

Elle résulte de l’influence croissante, à partir des années 1960, de deux groupes aujourd’hui omniprésents parmi les décideurs de la constellation libérale, les économistes et les publicitaires.

Une pratique anesthésiante de l’euphémisme

Dans ce monde prétendument lisse et neutre, règnent les partenaires sociaux, la réforme, la modernisation, l’équité. Fini la privatisation. On rationalise pour optimiser les résultats. On ne fait plus de bénéfices mais on a un résultat net, on ne connaît plus le profit mais le retour sur investissements.

Les directeurs du personnel deviennent des directeurs des ressources humaines. Les classes dominantes ont disparu au profit des élites. On n’expulse pas les étrangers, mais on use de procédures d’éloignement. Les quartiers sont sensibles et les Maghrébins issus de l’immigration. On ne parle plus de classes sociales, mais de couches, de tranches, de catégories. Fini les prolétaires, les exploités, les opprimés. Il n’y a plus que des exclus :

dans la démocratie libérale, il ne saurait être question d’exploitation ni d’oppression. Ces mots impliqueraient en effet qu’il existe des exploiteurs et des oppresseurs…

Les « exclueurs » sont tellement plus difficiles à identifier…

Les exemples sont légion. Hazan montre que le mot « entrepreneur » se substitue à celui de chef d’entreprise, trop hiérarchique, et à celui de patron et de patronat, trop archaïques :

« Entrepreneur » c’est positif, « patron » c’est autoritaire, « chef d’entreprise », c’est technologique.

La propagande du quotidien

Comment ne pas prolonger cette réflexion sur la disparition des « patrons » en songeant au nouveau langage cher aux pays qui légalisent la prostitution et le proxénétisme (Allemagne, Pays-Bas) ?

Ces derniers ont parfaitement compris qu’il serait impossible de normaliser le « marché » prostitutionnel en continuant à parler de « patrons de bordels ». Pour endormir les consciences, les adeptes de la légalisation ont donc préféré introniser les nouveaux « managers » et autres « entrepreneurs » de « l’industrie du sexe ».

La première, la chercheuse Marie-Victoire Louis [[Marie-Victoire Louis, « Le corps humain mis sur le marché », Manière de voir n° 44, mars-avril 1999.]] avait relevé cette offensive du vocabulaire chez les tenants de la libéralisation de la prostitution : plus de prostitutionmais du « travail sexuel » ou du « sexe marchand ». Les personnes prostituées deviennent des « travailleuses du sexe[[Melissa Farley, auteure de nombreuses recherches ayant mis en évidence l’omniprésence de la violence subie par les personnes prostituées et l’état de stress post-traumatique qui en découle, écrivait en 2006 :

Certains mots cachent la vérité. De la même façon que la torture est parfois baptisée « techniques d’interrogatoire » (…) des mots trompeurs permettent d’abuser les gens sur la nature véritable de la prostitution et des trafics. L’expression « travail du sexe » rend invisible les ravages de la prostitution.

Melissa Farley, Prostitution, trafficking, and cultural amnesia : what we must not know in order to keep the business of sexual exploitation running smoothly Yale Journal of Law and Feminism, 18-2006. ]] », les proxénètes ou propriétaires des maisons de passe, des « tierces personnes », des « intermédiaires » ou des « gérants de locaux », termes qui recouvrent le délit de proxénétisme d’une parfaite neutralité économique.

Une seule constante : il n’y a toujours pas de mot pour désigner les « clients », décidément absents du paysage et protégés dans leur droit à l’exploitation sexuelle.

Quant à l’empowerment défendu par les féministes (autrement dit le renforcement du pouvoir des femmes), il est désormais dévoyé de même que leur droit à l’autodétermination,au profit d’une nouvelle revendication : la « liberté de se prostituer », le « choix rationnel » de la prostitution.

« Vente de services érotiques », « sexualités récréatives » ou « rémunérées » gagnent chaque jour du terrain pour le plus grand profit des proxénètes de l’industrie du sexe.
Certains pays en développement dissimulent pudiquement sous « l’industrie du loisir » ou du « divertissement » la commercialisation du corps des femmes et des enfants pour attirer les touristes. Comme le note le sociologue canadien Richard Poulin [[Richard Poulin, La mondialisation des marchés du sexe, éd. Imago, 2005.]], la pornographie est rebaptisée « érotisme » et ses produits sont simplement présentés sous l’étiquette « pour adultes ». Cette entreprise généralisée parvient à créer un consensus dans les esprits. Les médias, mais aussi les textes internationaux eux-mêmes sont atteints par cette offensive destinée à brosser dans le sens du poil un marché libéral prêt à tout pour garantir les profits.

Un inconscient collectif forgé par les mots

Ce degré supplémentaire dans la justification du système prostitutionnel ne fait que s’ajouter à un vocabulaire traditionnel déjà fortement imprégné d’idées destinées à éviter toute remise en cause.

Pas un journal qui ne nous inflige encore l’expression, usée jusqu’à la corde, de plus vieux métier du monde, qui sous-entend l’idée d’une fatalité éternelle, d’une impossibilité d’agir. Toute une littérature persiste à goùter la désuétude d’expressions comme fille de joie qui dessine l’unique point de vue de l’exploiteur, le « client » (la joie n’étant pas, que l’on sache, du côté de la personne prostituée).

Quant à l’omniprésente « putain », qui sert d’interjection à tout faire, elle reste un terme couvert de honte et d’obscénité, l’injure suprême réservée à la moitié féminine de la société. Comme le montre la linguiste Marina Yaguello[[Marina Yaguello, Les mots et les femmes, Payot, 2002.]] qui a procédé à une étude approfondie de la langue française, une grande partie des mots qui désignent les femmes désignent également les prostituées. L’amalgame entre la femme et la putain est presque total. Toute femme est donc, au fond des inconscients, une putain en puissance. De plus, une multiplicité d’appellations situe la femme avant tout comme objet sexuel et l’immense majorité des mots qui désignent la femme sont violemment péjoratifs et portent des connotations haineuses.

On voit que le temps est venu, plus que jamais, d’appeler un chat un chat ; de nommer les « clients », les prostitueurs invisibles, de garder aux proxénètes le terme qui les désigne clairement, bref de savoir ce que les mots veulent dire.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.