Les motivations des prostitueurs

2849

Les arguments en termes biologiques, souvent avancés par les hommes eux-mêmes, recouvrent des motivations beaucoup plus complexes où se nouent désirs individuels et normes culturelles et historiques autour de la masculinité et de la sexualité.

Mansson résume ainsi la « demande » : Les hommes qui ont des problèmes avec les femmes tentent de les résoudre en achetant du sexe.

Rite de passage, appartenance au groupe, renforcement de l’identité masculine

Pour la majorité des hommes interrogés par Bridget Anderson et Julia O’Connell Davidson[[B. Anderson et J. O’Connell Davidson, « Is Trafficking in Human Beings Demand Driven ? A Multi-Country Pilot Study », Migration Research Series, n°15, OIM, 2003. À télécharger sur cette page.]], la première expérience avec une prostituée a plutôt été arrangée par des amis ou des collègues. Autrement dit, la décision initiale relève autant d’une affaire sociale et publique que d’une affaire privée et personnelle. Acheter les services d’une prostituée serait en quelque sorte une façon d’affirmer publiquement son appartenance à un groupe masculin. En Thaïlande en particulier, ce rite de passage est en même temps un rituel destiné à consolider les relations avec des amis masculins. Une combinaison existe entre la propre perception, par ces hommes, de la demande sociale de masculinité et la pression des pairs pour se conformer à cette demande. Ainsi, une étude israélienne de Hanny Ben Israel et Nomi Levenskron[[H. Ben Israel et N. Levenskron, The Missing Factor. Clients of Trafficked Women in Israel’s Sex Industry, Israël, 2005.]] cite l’exemple de policiers descendus en groupe (à titre privé) dans un bordel, lieu qui, de par la loi, aurait dù être fermé par eux, et le patron interpellé. Les pairs jouent bien un rôle particulièrement important dans la perpétuation des normes de la masculinité. Et cet effet des pairs est démultiplié dans le cadre militaire. L’enquête écossaise[[L. Anderson, M. Farley, J. Golding et J. Macleod, Challenging Men’s Demand for Prostitution in Scotland. A Research Report Based on 110 Interviews with Men Who Bought Women in Prostitution, Women’s Support Project, 2008. À télécharger sur cette page.]] montre que sur les 20% d’hommes interrogés qui sont passés par les Armed Forces, la moitié ont acheté des « services sexuels » pendant leur service militaire, souvent sous la pression des collègues. Les femmes prostituées pouvaient également être « offertes » comme récompenses par les gradés.
L’idée que l’usage des prostituées permet aux hommes d’exprimer et d’affirmer une identité masculine expliquerait pourquoi cet usage est répandu dans les conditions où les hommes ressentent cette masculinité comme un danger (quand ils travaillent dans des conditions où ils sont exploités et sans contrôle) et/ou dans des situations où la prééminence sociale de la masculinité est subitement augmentée (par exemple les périodes de conflit armé).[[B. Anderson et J. O’Connell Davidson, Trafficking, a Demand Led Problem ?, University of Nottingham, Save the Children, Suède, 2004. À télécharger sur cette page.]]

Varier les expériences sexuelles et dominer

Si l’on se réfère à Monto[[M. A. Monto, Why Men Seek out Prostitute, in R. Weitzer (Ed.), Sex for Sale: Prostitution, Pornography and the Sex Industry, Routledge, Londres, 2000.]], le prostitueur peut être le mari insatisfait qui cherche un peu de danger, d’excitation ou celui dont la partenaire ne voudrait ou pourrait répondre à ses besoins,supposés/perçus par lui-même, un homme qui recherche l’opportunité de « s’offrir » des partenaires multiples ou des femmes jeunes. La jeunesse est un critère recherché. Ainsi, à Chicago, sur 113 hommes interviewés, les trois quarts préfèrent les 25 ans ou moins de 25 ans et 22% les 18 ou moins de 18 ans, selon Bridget Anderson et Julia O’Connell Davidson[[B. Anderson et J. O’Connell Davidson, op. cit., 2003.]]. Pour les auteures, cette préférence est modelée par les facteurs socio-culturels (critères de beauté) et l’influence des médias mais aussi la possibilité de dominer plus facilement la personne prostituée : C’est plus facile de dominer une jeune femme, dit candidement un homme interrogé dans l’enquête Save the Children[[Sverushka Villacencio (ouvrage coordonné par), The Client Goes Unnoticed, Save the Children, Suède, 2004. À télécharger sur cette page.]] de 2004. Le désir de changer et de partenaire et d’expérience se lit aussi à travers l’étude (très discutable par ailleurs) menée au Népal par Terre des Hommes[[A Study of Trafficked Nepalese Girls and Women in Mumbai and Kolkata, Inde, Terre des Hommes, 2005.]] : leurs résultats indiquent que les hommes ne vont pas plus de deux ou trois fois voir la même jeune femme prostituée.

La division des femmes en deux catégories, la création de la « putain »

Souvent les hommes divisent les femmes entre celles qu’ils disent « respecter » et les « putains », qui seraient d’une nature particulière qu’ils peuvent mépriser. Dans de nombreuses cultures, des hommes mariés demandent à des prostituées des pratiques qu’ils disent ne pas oser demander à leur partenaire habituelle. En général demandes de sexe oral mais aussi anal, sado-masochisme, punitions corporelles[[L. Anderson, M. Farley, J. Golding et J. Macleod, op. cit.]].

Le « manque » de partenaires

Beaucoup d’hommes interrogés invoquent la solitude, ou la timidité, la gêne, la difficulté à établir une relation avec une femme[[M. A. Monto, op. cit., 2000.]]. Cependant, les études montrent que nombre d’hommes prostitueurs ne correspondent pas du tout à ce stéréotype de l’homme seul ou non satisfait sexuellement. L’enquête irlandaise Escort Surveys[[Étude citée in P. Kelleher et M. O’Connor, Globalisation, Sex Trafficking & Prostitution, the Experiences of Migrant Women in Ireland, Immigrant Council of Ireland, 2009. À télécharger sur cette page.]] donnait le chiffre de 61% d’hommes mariés ou vivant en couple parmi les prostitueurs interrogés. Selon Monto[[M. A. Monto, ibidem.]], les clients sont plus enclins que les autres hommes à affirmer qu’ils ont eu plus d’un-e partenaire sexuel-le pendant l’année écoulée (56% contre 19%).
Mansson[[S.-A. Mansson, Commercial Sexuality in Sex in Sweden : on the Swedish Sexual Life, B. Lewin, National Institute of Public Health, Stockholm, 1998.]] est arrivé aux mêmes conclusions. Dans l’étude Prostitution et fellation, menée par Monto en 2001[[M. A. Monto, Prostitution and Fellatio, Journal of Sex Research, mai 2001. À télécharger sur cette page.]] sur plus de 1200 clients à San Francisco, Las Vegas et Portland (États-Unis), 91% ont eu une ou plusieurs partenaires l’année précédente. Pour Ward, Mercer et Wellings[[C.H. Mercer, H. Ward, K. Wellings, Who Pays for Sex? An Analysis of the Increasing Prevalence of Female Commercial Sex Contacts among Men in Britain, Sexually Transmitted infections, déc. 2005.]], les prostitueurs sont plus nombreux que les autres hommes à dire avoir eu 10 partenaires sexuelles ou plus durant les cinq années précédentes.

L’anxiété sociale

Les chercheurs norvégiens Cecilie Hoigard et Liv Instadt[[L. Finstadt et C. Hoigard, op. cit., (1986), 1992.]] ont identifié un groupe d’hommes, plutôt seuls, ayant du mal à nouer des relations avec des femmes et caractérisés par une certaine anxiété. Acheter du sexe est alors un moyen d’éviter de répondre aux attentes des femmes et de se confronter à ses propres insuffisances ou manques.

La facilité d’un rapport sans risque, sans engagement, sans responsabilité

Les rapports humains, et donc les rapports réels avec des femmes, sont empreints de risques et de complexité. Les chercheurs norvégiens Prieur et Taksdal[[A. Prieur et A. Taksdal, Clients of Prostitutes : Sick Deviants or Ordinary Men ? A Discussion of the Male Role Concept and Cultural Changes in Masculinity, Nora numéro 2, 1993.]] parlent des prostitueurs comme de tricheurs. Des hommes qui refusent la rencontre avec des femmes et se réfugient dans un monde qu’ils peuvent contrôler grâce à l’argent. Ils ont peur de ne pas être capables de remplir les attentes de leur entourage et sont fatigués d’être responsables. Ils vont dans la prostitution où n’existe aucun investissement émotionnel, aucun lien.

Recherche de rencontre, d’intimité avec une femme ou nouvelle forme de consommation?

Le désir d’intimité est le motif avancé par certains hommes. Certains chercheurs estiment que ce motif déclaré en cache d’autres. O’Connell Davidson parle d’hommes dont le désir sexuel est alimenté par le fait de ne pas avoir à se soucier de la personne prostituée comme d’un être humain, démarche opposée à la recherche d’intimité. Ce qui motive le client, c’est l’absence de pouvoir de la femme, conclut O’Connell Davidson. On peut observer qu’un certain nombre de prostitueurs affichent des désirs contradictoires. Ils veulent pouvoir traiter la femme prostituée comme un objet à disposition mais, dans le même temps, ils voudraient qu’elle exprime des émotions et qu’elle ne se montre pas froide. En 2006, dans un discours au Parlement européen, Mansson soulignait le fait que les prostitueurs parlent fréquemment du sexe comme d’un produit de consommation plutôt que d’une expression de relations et d’intimité. Mansson cite un homme qui a comparé son recours aux personnes prostituées au fait d’aller au McDo. Sur Internet notamment, les hommes parlent des femmes comme d’un matériau (cf. les travaux du sociologue allemand udo Gerheim). Ils révèlent un imaginaire modelé par la pornographie. Une reprise de pouvoir, de contrôle dans les relations.

La prostitution comme « bastion de l’ordre ancien »

Le recours aux personnes prostituées serait pour un certain nombre d’hommes un moyen de retrouver la traditionnelle domination masculine, la soumission des femmes. Il compenserait les changements intervenus dans les rapports de genre, notamment dans le monde occidental, et le recul (relatif) du pouvoir masculin sur le plan social et sexuel[[Voir autour de ces thèmes les travaux de J. O’Connell Davidson, The Sex Tourist, the Expatriate, his ex-Wife and her « Other » : the Politics of Loss, Difference and Desire, Sexualities, vol. 4, numéro 1, 2001, et de S.-A. Mansson, op. cit., mars 2003.]]. Joe Parker, directeur de clinique à la Lola Green Baldwin Foundation de Portland (Oregon), dit recevoir à la John’s School (programme de formation destiné aux « clients » arrêtés pour racolage) une majorité d’hommes mariés, intégrés, et pense que leur principale motivation pour être « clients » est qu’ils ne respectent pas – et ne veulent pas respecter – les femmes. Ce qu’ils veulent, c’est le pouvoir[[J. Parker, How Prostitution Works, Lola Green Baldwin Foundation, Portland, Oregon, 2004.]]. Même analyse chez Mac Leod et al.[[L. Anderson, M. Farley, J. Golding et J. Macleod, op. cit., 2008.]] : le prostitueur veut une femme qui oublie ses propres désirs, ses exigences et sentiments personnels. Dès les années 1980, les études de Mansson débusquaient, sous les emballages subversifs, un système fortement conservateur. Le monde de la prostitution constitue, disait Mansson, un espace homosocial libéré des exigences égalitaires des femmes. À l’heure où beaucoup d’entre elles n’acceptent plus d’être dominées sexuellement par les hommes, ceux qui ne sont pas capables de vivre ces changements dans les rapports avec les femmes trouvent dans la prostitution un monde où l’ordre ancien est restitué.

Des réflexes racistes ou colonialistes

Dans le tourisme sexuel et la traite des femmes, cette motivation de domination peut se trouver liée à des stéréotypes concernant les femmes appartenant à certains groupes raciaux et/ou ethniques. Anderson et Davidson[[B. Anderson et J. O’Connell Davidson, op. cit., 2004.]] font des liens entre idéologie de la masculinité, racisme et nationalisme, qui encouragent les hommes à s’engager dans certaines formes de pratiques sexuelles de violence ou d’exploitation avec des personnes issues « d’autres » nations ou d’autres groupes raciaux/ethniques infériorisés. Les discours racistes et/ou nationalistes, qui exotisent ou dénigrent, sont largement utilisés pour construire des groupes raciaux ou ethniques comme objets de désir sexuel. S’ajoute le fait que l’offre de ces personnes est en général bon marché. Lire aussi : Que sait-on du recours aux prostituéEs mineurEs ?

Quelle place tient Internet dans le recours à la prostitution ?

La prostitution est présentée sur Internet comme un loisir et un produit de consommation. Le corps des personnes prostituées est débité selon des critères de mensurations, de nationalité, d’ethnie, d’orientation sexuelle, etc. Les prostitueurs échangent des « bonnes adresses », y vont de leurs commentaires et notations sur les « prestations », voire expriment des plaintes et revendications. Le Conseil de l’Europe[[A. P. Sykiotou, Traite des êtres humains: recrutement par Internet. L’usage abusif d’Internet pour le recrutement des victimes de la traite des êtres humains, COE, 2007. À télécharger sur cette page.]] constate que l’anonymat leur permet de se livrer à toutes sortes de perversions en ligne, persuadés qu’ils ne seront pas découverts. Pour 58% des hommes interrogés en Irlande, l’existence de sites « d’escortes » les encourage à y avoir recours plus fréquemment. Internet a permis la création d’un espace homosocial libéré de toute sanction sociale[[S.-A. Mansson, op. cit., 2004.]]. Les hommes trouvent une légitimité dans le fait d’appartenir à une communauté.

L’usage de la pornographie a-t-elle une influence sur le recours de ces hommes à la prostitution ?

Pour Monto[[M. A. Monto et N. McRee, A Comparison of the Male Customers of Female Street Prostitutes with National Samples of Men, International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, XX(X), 2005. À télécharger sur cette page.]], l’usage de la pornographie est plus répandu chez les « clients » que dans la population masculine globale. Dès 1999, il concluait que les prostitueurs ont consommé deux fois plus de pornographie dans l’année qui précède leur recours à la prostitution que les autres hommes. L’étude écossaise[[L. Anderson, M. Farley, J. Golding et J. Macleod, ibidem.]] établit elle aussi un lien significatif entre consommation de pornographie et recours à la prostitution. Ajoutons que notre simple observation de terrain montre que l’usage de la pornographie influe sur les pratiques demandées. Si l’on ne peut affirmer que l’usage de la pornographie est pour certains hommes une cause directe du recours à la prostitution, il s’avère que les rapports de genre présentés dans la pornographie contribuent à répandre l’idée que les femmes sont des objets sexuels qu’il est possible de consommer. Un lien existe entre la construction sociale d’une masculinité hégémonique et l’usage de la pornographie.

Documents joints

Recevez nos derniers articles par e-mail !
Lettres d'information
Recevez nos derniers articles par e-mail !
S'abonner
Article précédentLes attitudes des prostitueurs
Article suivantLes clients, alliés de la lutte contre la traite ?
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.