Vénus noire

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C’est à une véritable descente aux enfers qu’Abdellatif Kechiche confronte son spectateur en ne se contentant pas de suggérer l’horreur mais en le plaçant face à elle.

Paris 1815. Dans un amphithéâtre, des scientifiques se passent de main en main un bocal contenant une vulve conservée dans du formol. Devant ce parterre attentif, l’anatomiste George Cuvier établit avec assurance le parallèle entre Saartjie Baartman, jeune femme sud-africaine de la tribu khoïkhoï qui souffrait d’une hypertrophie des hanches et du postérieur et possédait des organes génitaux protubérants, et le singe. Pour preuves de l’indiscutable infériorité de la race noire, des caractéristiques physiques, des mesures précises : grandeur de la vulve : 3 pouces et deux lignes ; poids du cerveau 1 kilo et 310 grammes et un moulage du corps de celle que l’on nomma la Vénus hottentote.

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Dès la première scène de Vénus noire, on sait qu’Abdellatif Kechiche ne nous épargnera rien dans sa volonté de retracer au plus près du sordide les cinq dernières années de vie de cette jeune domestique au destin tragique.

Débarquée à Londres en 1810 avec un Afrikaaner du Cap qui lui a promis argent et succès, Saartjie Baartman est exhibée dans des cabarets louches comme une bête de foire et livrée à un public qui hésite entre effroi, fascination, curiosité, plus rarement empathie. Venez toucher la Vénus ! exhorte Caezar qui tient sa chose au bout d’une laisse, moulée dans un justaucorps couleur chair suggestif. Il la prie de jouer avec enthousiasme son rôle d’esclave capturée au Cap en lui assurant que simuler sa condition d’esclave prouve sa liberté.

Poursuivi en justice par une société anti-esclavagiste britannique qui perdra le procès, Caezar se décide à partir à Paris avec Réaux, un montreur d’ours, à qui il finit par vendre Saartjie Baartman. Ce dernier s’avère être un proxénète avide et sans conscience qui, moins fasciné par la jeune femme qu’attiré par l’argent qu’il sait pouvoir gagner grâce à elle, fait mine de la séduire pour mieux l’exploiter : C’est nue que tu es proche de ta vérité lui assure-il. De soirées mondaines en salons libertins, il l’oblige à prendre des poses obscènes et à se laisser chevaucher par des bourgeois en mal de sensations, fascinés par l’Afrique « sauvage » et l’exotisme des colonies ; Allez souris, montre nous ton petit derrière lance Réaux à Saartjie Baartman. Et lorsque des larmes coulent sur les joues de la jeune femme, aux rares personnes qui s’en émeuvent il rétorque : Elle pleure ? Non ! Ce sont des larmes de plaisir et de volupté.

À 27 ans, abrutie par l’alcool, compagnon indispensable pour supporter sa condition, broyée par la prostitution, minée par les maladies, victime d’une inconsolable solitude, Saartjie Baartman meurt en silence, abandonnée de tous, dans un bordel sordide.

C’est à une véritable descente aux enfers qu’Abdellatif Kechiche confronte son spectateur en ne se contentant pas de suggérer l’horreur mais en le plaçant face à elle. Le réalisateur cadre au plus proche ses personnages, notamment Yahima Torres qui interprète une Vénus noire fataliste et mutique, à l’image de cette femme qui n’aura presque jamais eu la parole ni la possibilité d’entrevoir une autre issue à sa vie. Chaque nouvelle scène d’exhibition, insupportable, est une variation ténue de la précédente où l’on croit atteint le comble de l’ignominie mais l’humiliation est chaque fois plus insidieuse, la déshumanisation plus cruelle. Jusqu’au bout, Saartjie Baartman aura été exploitée et traitée comme un objet par tous ceux dont elle aura croisé le chemin.

Le plus monstrueux étant peut-être Georges Cuvier, scientifique renommé mais
sans humanité, prêt à payer pour que, de son vivant, la Vénus hottentote écarte les cuisses et qu’il puisse l’examiner. Il commettra l’offense ultime en violant une dernière fois l’intimité de Saartjie Baartman lorsqu’il disséquera son cadavre. Son squelette, ses organes génitaux ainsi que le moulage de son corps seront exposés au Musée de l’Homme, à Paris, jusqu’à la fin des années 70 avant que sa dépouille ne soit rapatriée en 2002 en Afrique du Sud, à la demande de Nelson Mandela et de chefs tribaux. Avec Vénus noire, Abdellatif Kechiche dénonce tout rapport de domination ; qu’il s’agisse de l’exploitation des femmes ou de la légitimation scientifique de la colonisation, de ses théories racistes et de la déshumanisation de l’homme noir.