L’éternel détournement de Dolorès Haze

19916

C’est une petite victime très particulière que je voudrais évoquer ici. Elle s’appelait Dolorès Haze et venait d’avoir douze ans quand son agresseur l’a prise dans ses filets.

Dolorès Haze vivait avec sa mère ni très chaleureuse ni très protectrice dans une petite ville quelconque des Etats-Unis. Sa vie bascule quand un élégant étranger s’installe pour quelques mois dans la chambre mise en location par Mme Haze. Celle-ci tombe rapidement amoureuse du beau locataire, tandis que celui-ci se prend de passion pour… Dolorès.

Il courtise la mère pour approcher la fille, selon une stratégie bien connue, et projette même de tuer Mme Haze après l’avoir épousée. Un coup de pouce du destin lui évite cette peine, puisque la mère de Dolorès est renversée par une voiture, alors qu’elle s’échappe dans la rue, affolée par la lecture du journal intime du locataire qui révèle sa passion sexuelle pour l’enfant.

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Le pseudo-veuf va alors chercher Dolorès dans son camp de vacances et lui annonce qu’il est dorénavant son père. Il a déjà pris l’habitude de la cerner de ses flatteries, frôlements, frottements et caresses. Il obtient assez vite, mi-ravi mi-déçu de cette facilité, qu’elle s’offre à lui dans un hôtel. Ils passent ensuite de longues semaines de motel en motel à faire des choses dégoûtantes au lieu de se comporter comme des gens normaux selon les mots de Dolorès. Les caresses spéciales du «beau-père» sont récompensées par des chandails, des jupettes ou des sucettes dont est friande l’adolescente.

Plus tard, Dolorès, séduite par la pensée brillante de son professeur de théâtre, s’enfuit avec lui. Il se révèle un pire tortionnaire que son «beau-père» incestueux. Elle fuit à nouveau, se marie avec un jeune homme simple et meurt à dix-sept ans en mettant au monde leur enfant. Le premier agresseur décède en prison après avoir assassiné le professeur de théâtre.

C’est le surnom charmant que donnait à Dolorès son tourmenteur qu’a généralement retenu le public : «Lolita». C’est aussi le titre du roman écrit, comme une «confession» du «beau-père» criminel, par l’écrivain russo-américain Vladimir Nabokov entre 1949 et 1954 et publié pour la première fois avec beaucoup de difficultés en 1955 par un éditeur parisien douteux[[Vladimir Nabokov, Lolita, Éditions Gallimard, Folio, (1955) 2001, pour la traduction française.]].

Le génie de Nabokov est d’avoir fait de ce récit sordide une œuvre magique, sensible, poétique et pourtant, si l’on veut bien le lire, sans aucune complaisance envers l’agresseur de Lolita, et sans ambiguïté sur le fait que Dolorès n’est «Lolita» que par les perversions de son tourmenteur. «Dolores», qui signifie «douleurs» en espagnol, est choisi par Nabokov parce que Le sort cruel de ma petite fille devait être pris en compte en plus de la joliesse et de la limpidité. Dolorès lui fournissait également un autre diminutif, plus ordinaire, plus familier et enfantin, Dolly[[Vladimir Nabokov, Partis pris, Robert Laffont, Pavillons, (1973) 1999 pour la traduction française, p29.]].

L’histoire de cette petite victime de papier me semble exemplaire de celle des enfants victimes d’agressions sexuelles et des représentations qui s’y attachent. Au premier «détournement» sexuel de Lolita par Humbert-Humbert – Ce double grondement est, il me semble, très repoussant, très suggestif. C’est un nom haïssable pour une personne haïssable[[Vladimir Nabokov, op. cit., p29.]], disait Nabokov – va succéder une série interminable d’autres détournements qui assignent éternellement cette adolescente, comme tant d’autres, à une place de victime accusée de sa propre victimation.

Qui est Lolita ? A en croire bien des commentateurs, des critiques, des paraphraseurs, des paroliers, des lecteurs, mais aussi les dictionnaires, les publicités, certains stylistes de mode, le grand public, Lolita est une : une toute jeune fille au physique attrayant, aux manières aguicheuses, à l’air faussement candide[[Le Petit Robert (2006), à l’article «nymphette», renvoi de l’article «lolita».]], une toute jeune fille qui a des rapports sexuels avec un homme plus âgé qu’elle d’au moins dix ans, mais qui est plutôt âgé de 30 ou 40 ans, qui tombe amoureuse d’un quadragénaire, qui est jugée perverse et démoniaque[[Michel Fize, Antimanuel d’adolescence, Les Éditions de l’homme, 2009, p83.]]. Etc.

Qu’en dit Humbert-Humbert pour sa part ? Il avoue, par exemple : Pourquoi sa façon de marcher – ce n’est qu’une enfant, notez bien une simple enfant ! m’excite-t-elle si abominablement ? Analysons-la. Les pieds légèrement rentrés. Une sorte de tortillement élastique en dessous du genou qui se prolonge jusqu’à la chute de chaque pas. Une démarche un tantinet traînante. Très infantile, infiniment racoleuse[[Vladimir Nabokov, Lolita, op. cit., p87.]].

Humbert-Humbert lui-même ne décrit nullement une «adolescente-amoureuse-d’un-quadragénaire-qui-cherche-à-le-séduire-par-ses-manœuvres-perverses». Il décrit exactement comment lui-même souhaite s’approprier l’innocente désinvolture de cette fillette. Ce que Lolita a de si racoleur pour Humbert comme pour tous les pédocriminels, c’est son infantilisme même. Il ne cache pas non plus le peu d’intérêt qu’il a pour Lolita elle-même en la décrivant comme une charmante morveuse élevée au-dessus d’une existence ordinaire par la seule vertu de l’amour singulier qui lui est prodigué.

Par quel tour de passe-passe Dolorès est-elle devenue cette dangereuse intrigante en chaussettes de tennis ? Bryan Boyd, biographe de Nabokov rapporte ainsi qu’un critique déclara (…) que le thème du livre « n’est pas la corruption d’une enfant innocente par un adulte retors, mais l’exploitation d’un adulte faible par une enfant corrompue » (…) Mais comment peut-on dire une chose pareille, s’exclame Boyd, alors que Humbert confesse très ouvertement ce qu’il a fait à Lolita et à l’homme qu’il a assassiné ?[[Bryan Boyd, Nabokov, Les années américaines, t.2, Biographies NRF Gallimard, (1991) 1999 pour la traduction française, p258.]]

Mais oui, comment peut-on dire cela ? (Encore que l’adjectif corrompue pose une autre question : corrompue, par qui alors ?).

Nabokov soupçonnait que les amateurs de pornographie, d’abord alléchés par la forme du livre – journal d’un criminel sexuel – l’avaient ensuite abandonné déçus de ne pas y trouver leur pitance. Je serais tentée de penser que la plupart des commentateurs de «Lolita» ne l’ont pas non plus lu en entier, voire pas lu du tout. De même qu’on n’écoute pas les petites victimes, ne retenant de leur discours enchevêtré que ce qui atténue la perception de l’horreur en donnant raison à l’agresseur, la plupart des lecteurs ne semblent pas avoir «écouté» Lolita.

Nabokov défendit toujours l’honneur de son héroïne, en pure perte. Ses contemporains s’agitèrent jusqu’au scandale autour du caractère «immoral» du livre, tout en ignorant ou transformant dans vergogne son contenu qui en fait au contraire une histoire hautement morale[[Bryan Boyd, id., p295.]], comme le disait l’auteur à un ami qui redoutait de le lire.

Dans une interview où on l’invitait à comparer l’histoire de Dolorès Haze aux situations fréquentes d’union entre des hommes mùrs et de très jeunes filles, Nabokov précisait: Humbert aimait les « fillettes » – pas simplement les « jeunes filles ». Les nymphettes sont des filles-enfants, pas des starlettes ou des « sex kittens », Lolita avait douze ans, pas dix-huit, quand Humbert a fait sa connaissance. Souvenez-vous que, quand elle a quatorze ans, il parle d’elle comme de sa « maîtresse vieillissante »[[Vladimir Nabokov, Partis pris, op. cité, p85.]].

Cet échange rappelle la manie des média de troquer, quasi systématiquement, le terme fillette ou adolescente de dix ou douze ans pour celui de jeune fille quand il s’agit de désigner la victime d’un pédocriminel. Nabokov affirmait encore, à un critique qui voulait voir chez Humbert-Humbert une qualité touchante et très marquée – celle de l’artiste gâté : Je le dirais autrement : Humbert-Humbert est un misérable, vaniteux et cruel, qui réussit à paraître « touchant ». Cette épithète, dans son sens vrai, tout irisée de larmes, ne peut s’appliquer qu’à ma malheureuse petite fille[[Vladimir Nabokov, id., p88.]]. Et tout le monde reste sourd.

Bryan Boyd rapporte[[Bryan Boyd, op. cité, p414.]] que Nabokov

fut très choqué lorsque à l’occasion de la Toussaint, une petite fille de huit ou neuf ans vint frapper à sa porte pour lui demander des bonbons, déguisée par ses parents en Lolita, avec une queue de cheval, une raquette de tennis et un écriteau où l’on lisait « L-o-l-i-t-a ». Avant la parution du livre, il avait exigé qu’il n’y ait pas de petite fille sur la couverture, et maintenant que l’adaptation cinématographique devenait de plus en plus probable, il avertit son éditeur qu’il opposerait [son] veto à l’utilisation d’une véritable enfant.

Lorsque l’adaptation cinématographique fut effectivement en cours de réalisation par Stanley Kubrick, Nabokov fut confronté à d’autres contresens révélateurs : pour apaiser les aristarques et les guides moraux du cinéma américain, Haris et Kubrick voulaient ainsi qu’à la fin du film Lolita épouse Humbert avec la bénédiction de la famille[[Bryan Boyd, id., p428.]].

Quelques lecteurs lucides ont tenté d’éclairer les autres, comme E. Janeway dans The New York Times Book Review de 1958 : Humbert est chaque homme mù par le désir. Il veut tellement sa Lolita qu’il ne lui vient jamais à l’esprit de la considérer comme un être humain : elle n’est pour lui qu’un rêve incarné […] Quant à son contenu pornographique, je ne connais guère de livres plus susceptibles d’éteindre les flammes de la concupiscence que cette description exacte et immédiate de ses conséquences[[Cité par Bryan Boyd, id., p404.]].

Alors comment peut-on encore écrire comme Paris-Match en 1977, que c’est une Lolita de 13 ans qui a fait de Roman Polanski un maudit. L’article, comme d’autres on le sait, nous décrit comment, par ses t-shirts, ses formes bronzées, qui lui donnent nettement plus que son âge, d’ailleurs plus près de 14 ans que de 13, par le fait qu’elle avait déjà eu (comme Lolita d’ailleurs) des rapports sexuels avec un boy-friend de 17 ans ( ! ) et qu’elle avait la bénédiction de sa belle-mère pour fréquenter le metteur en scène, la jeune « victime » pervertie par Polanski n’était pas aussi innocente qu’on l’avait cru.

Feu d’artifice de contresens : victime/pervertie/pas/innocente.

Il se pourrait, après tout, qu’inviter «Lolita» ici soit une manière inconsciente de reconnaître la réalité des faits : un adulte toujours puissant par sa célébrité, son lien de parenté, son autorité naturelle, la bénédiction d’un autre adulte, etc. ne peut prétendre sans déformer lourdement les faits avoir obtenu le libre consentement d’un ou d’une adolescent•e, ou d’un ou d’une enfant.

Chaque fois, on assiste finalement au même processus d’inversion si souvent décrit et dénoncé par Bernard Lempert[[Bernard Lempert, dernier ouvrage publié : Le tueur sur un canapé jaune. Les rêves et la mémoire traumatique, Éditions du Seuil, 2008.]]. La cruauté de l’agresseur, ses stratégies odieuses, sa lâcheté s’effacent dans l’ombre de sa victime diabolisée. Bryan Boyd analysait justement que tant de lecteurs n’acceptent que la version de Humbert, ils réagissent à son éloquence, non aux faits exposés (…). En présentant le récit si franchement du point de vue de Humbert, Nabokov nous met en garde contre le pouvoir de l’esprit à excuser le mal qu’il peut causer en le rationalisant – et plus l’esprit est puissant, plus il faut se tenir en garde[[Bryan Boyd, op. cité, p260.]].

Autant qu’excuser le mal, il s’agit de l’exorciser, le faire disparaître comme réalité extérieure aurait dit Sandor Ferenczi, décrivant le mécanisme de l’identification à l’agresseur.

Cette position psychique, précisait-il, permet à l’enfant, privé de secours et de sollicitude alors qu’il est livré à la passion sexuelle d’un adulte, de maintenir la situation de tendresse antérieure. Par ce procédé, la victime peut rendre le traumatisme nul et non avenu[[Sandor Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion », in Psychanalyse IV, Éditions Payot, 1982, pour la traduction française, pp125-147.]].

On pourrait donc faire l’hypothèse que chaque lecteur, chaque vulgarisateur de «Lolita» qui voit en elle, et en chacune de ses «sœurs» ou en chacun de ses «frères» d’infortune, «une enfant perverse exploitant un adulte faible», abrite en fait un enfant identifié à l’agresseur qui préfère croire que ce sont les enfants qui sont mauvais, et qu’il n’existe pas d’adulte assez mauvais pour détruire ainsi… la situation de tendresse antérieure.

Mais alors, tous ces doutes, toute cette incrédulité, toutes accusations, toutes ces questions aux enfants victimes : mais pourquoi l’as-tu suivi ?, mais pourquoi n’as-tu pas dit non ?, ce n’est pas possible !, tu as dù faire quelque chose de mal…, ne seraient que cela : la protestation effrayée d’un enfant jamais secouru qui refuse que l’irréparable ait eu lieu ; et qui invente, aux dépens des autres enfants, un monde fantastique où les adultes sont peut-être étranges mais pas plus dangereux qu’un lapin blanc trop pressé…

«Lolita» est devenu un nom commun. Soit, mais alors la définition exacte devrait en être : fillette de douze ans, ou plus, ou moins, victime d’inceste ou de la passion sexuelle perverse d’un adulte. Et l’on pourrait apprécier que «Humbert-Humbert», «Hum» comme le désignait Lolita avec dédain, indique désormais un des ces prédateurs d’enfants qui maquillent leurs crimes en déclarations d’amour.