Fille du paradis

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 Que puis-je vous dire sans vous affoler ?  interroge en préambule la comédienne Véronique Sacri, seule sur scène. « Rien » serait-on tenté de répondre au sortir de la pièce d’Ahmed Madani Fille du paradis, l’adaptation de Putain. Dans cette autofiction parue en 2001, Nelly Arcan livre un propos dense, rageur et cinglant sur la prostitution, la marchandisation du corps, les rapports hommes femmes et la féminité.

L’écœurement, le dégoût et la mort

La matière première de Putain est d’abord autobiographique. Nelly Arcan raconte son enfance dans une petite ville de province au Canada, sa scolarité dans une institution catholique, le poids de la religion, son père, homme de foi qui l’aimait beaucoup mais délaissait sa mère dépressive, son envie de grande ville, Montréal où elle suivit ses études de lettres. Elle évoque aussi le manque d’estime de soi un talent pour baisser les yeux, le regard des hommes, pesant, et présent très tôt, et comment de serveuse elle est devenue « escorte » : il y avait déjà les putains d’un côté et les clients de l’autre, des clients qui m’offraient un peu plus de pourboire qu’il ne m’en fallait et qui m’obligeaient à leur accorder un peu plus d’attention qu’il ne leur en fallait, une ambiguïté s’est installée tout doucement, naturellement, ils ont joué de moi et moi d’eux plusieurs mois avant de me résoudre à aller vers ce à quoi je me sentais si fort poussée, et lorsque j’y repense aujourd’hui, il me semble que je n’avais pas le choix, qu’on m’avait déjà consacrée putain, que j’étais déjà putain avant de l’être.

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De façon clinique et crue, loin de tout érotisme, Nelly Arcan relate les queues qui se succèdent, les éjaculations au visage, les haleines fétides, la bave sur son corps et les poils qu’elle laisse traîner au sol pour mieux signifier aux hommes qu’ils ne sont ni les premiers ni les derniers. Les descriptions sont sèches, prosaïques. Au plus près d’une réalité qui ne dit rien d’autre que l’écœurement, le dégoût, la honte et la mort qui s’insinue toujours un peu plus : Lorsqu’ils me confient d’un air triste qu’ils ne voudraient pas que leur fille fasse un tel métier, qu’au grand jamais ils ne voudraient qu’elle soit putain (…), il faudrait leur arracher les yeux, leur briser les os comme on pourrait briser les miens d’un moment à l’autre, mais qui croyez-vous que je sois, je suis la fille d’un père comme n’importe quel père, et que faites-vous ici dans cette chambre à me jeter du sperme au visage alors que vous ne voudriez pas que votre fille en reçoive à son tour ?.

Souffrir le paradoxe

Mais « Putain » va plus loin que le trivial quotidien. Nelly Arcan s’y livre à une analyse lucide et sans concession de la société d’aujourd’hui. Pour elle, la prostitution n’est que l’expression paroxystique des rapports de domination des hommes sur les femmes, de la violence des premiers qui avilit les secondes, les soumet et les exploite et d’un libéralisme économique qui transforme les sujets en objets. Dans un monde où tout s’achète et se vend, le corps de la femme n’échappe pas à la règle. Omniprésente, la chair féminine est la burqa de l’Occident : La femme d’aujourd’hui est un sexe, qui, loin de disparaître sous un voile, se donne tant à voir, prend tant de place qu’on ne voit plus que lui. Dès son plus jeune âge, la femme est soumise à des canons de beauté drastiques : il faut être plus belle que belle, plus femme que femme, apparaître comme un sexe ouvert, toujours prêt à l’emploi relève Ahmed Madani.

Pourtant, alors même que Nelly Arcan rejette cet avilissant destin sexuel et aimerait se déshabiller de son sexe, elle reconnaît son incapacité à renoncer au désir de plaire. Le paradoxe est là, résumé dans cette phrase brutale : Si être pute signifie construire son existence sur le désir des hommes, nous vivons dans une société de putes. Cette intériorisation de la domination masculine par les femmes comme leur participation à sa mise en œuvre est la source même de ses déchirements intérieurs et du conflit qui la ronge. Le consentement va loin. (…) La leçon a été bien apprise, à tel point que [les femmes] confondent le commandement et la volonté analyse, lucide, Nelly Arcan.

La voix d’une auteure

Le texte « Putain » était initialement destiné au psychanalyste de l’auteure. Et s’il recèle une telle puissance, c’est que pour celle qui s’est suicidée en 2009, l’écriture était une urgence, un moyen d’exorciser le mal et de (sur)vivre. Un morceau de chair ensanglantée résume Ahmed Madani, adepte d’un théâtre humain et politique. Sa mise en scène dépouillée ainsi que le jeu de Véronique Sacri laissent à la langue de Nelly Arcan l’espace nécessaire pour se déployer. Le style se fait entendre, parfois dans le noir total, souffle vibrant et étouffant de mots crus, spirales de phrases qui plongent au creux de la souffrance, de la violence et du désespoir.  Je leur ai appris que vomir pouvait être une façon d’écrire et ils m’ont fait comprendre que le talent pouvait soulever le cœur  disait l’auteure en parlant de ses lecteurs.  Il a fallu attendre que Nelly Arcan meure, qu’elle ne soit plus un corps, pour que sa voix puisse se faire entendre  souligne Ahmed Madani qui, avec son adaptation, parvient à faire oublier la femme sulfureuse et la putain pour faire (re)connaître l’auteure.