Drive in

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Quand le théâtre de rue s’empare de la prostitution, les spectateurs piqués au vif
ressortent pleins de questionnements. Avec la pièceDrive In[[Un « drive in » permet à  des clients de passer une commande sans descendre de leur voiture.]], l’espace public devient au sens propre un espace de jeu et d’enjeu comme l’a voulu la compagnie La Chose Publique[[Compagnie installée depuis 2013 dans le département de la Meurthe-et-Moselle, dans les quartiers en marge.]].

Des voitures de « clients » qui tournent, un proxénète qui compte les points… AvecDrive In, les spectateurs sont en prise directe avec la prostitution et dans des conditions qui ajoutent à  l’effet de réalité. Car le spectacle est donné dans la rue, les parkings, loin des tentures et des sièges en velours.

Mêlant le théâtre, la musique et la danse, il prend les spectateurs à  bras le corps, les plaçant en position de témoins directs et engagés. Une carte remise à  l’entrée leur attribue une « place de parking » dans les gradins circulaires qui leur permettront d’assister au manège des voitures des clients et d’entendre le monologue de ces hommes en attente de leur « commande ». D’une camionnette, à  l’écart, émerge un personnage inquiétant muni d’un instrument énigmatique, un déclencheur de sons qui réagit aux mouvements du corps ; un homme-orchestre dont on devine vite la fonction.

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Une voix off interpelle les hommes tenus de faire leur choix entre Macha, Sophia ou Ingrid et les appâte à  coup d’offres promotionnelles : deux filles pour le prix d’une, comme on en trouve aujourd’hui dans les bordels allemands.

L’idée est partie du « drive in du sexe » ouvert à  Zà¼rich, un événement qui, avec l’intégration voulue par l’Europe des revenus de la prostitution dans le P.I.B, avait saisi l’auteure, Carole Prieur : En entendant François Hollande, dès avant 2012, évoquer sa position abolitionniste, je m’étais demandé pourquoi, en tant que féministe, je ne m’étais jamais interrogée sur la prostitution.

Le débat qui a suivi a fini de la convaincre que le thème était essentiel et qu’il ouvrait sur mille autres sujets. Elle décide alors de le proposer aux deux hommes de la compagnie et lit tout ce qui se publie sur la prostitution, articles, livres, revues. Elle prend contact aussi bien avec le Strass qu’avec le Mouvement du Nid, le Bus des Femmes ou l’association nancéienne Antigone et s’intéresse aux bordels suisses comme aux « supermarchés » de Catalogne.

C’est l’indifférence vis-à -vis du client, l’invisibilité que la société lui offre qui l’a poussée à  aller au bout du projet. Des « clients » dont, avec le metteur en scène Hocine Chabira, elle a volontairement forcé le trait : consommateur, mari pour qui le couple est trop compliqué, jeune coq nourri de pornographie, capitaliste occupé à  râler contre la nouvelle loi : une façon pour nous de rappeler qu’elle existe… Le défi était de représenter la scène finale où ces hommes prennent livraison de la femme convoitée : Il fallait éviter le voyeurisme comme la provocation explique l’auteure. Nous avons donc choisi la chorégraphie.

Cette réflexion clairement abolitionniste sur une société marchandisée à  outrance, sur la femme objet de désir, son prétendu consentement et l’égalité avec les hommes, tombe à  point nommé. Placées dans une position de proies face aux clients qui les interpellent, les femmes peuvent ressentir un malaise qui, pour Carole Prieur, les renvoie à  des situations qu’elles ont pu vivre : On voit dans les débats qui suivent le spectacle qu’elles s’interrogent même sur leur propre sexualité et sur l’influence que cette société fait peser sur elles.

Car les échanges d’après spectacle sont animés : débats sur le vrai et le faux, réactions diverses entre les spectateurs galvanisés et ceux que le ballet prostitutionnel a (temporairement) abattus. Beaucoup sont perturbés, preuve que nous avons atteint notre objectif ; non pas asséner une vérité mais ouvrir des questionnements.

Au dos de la carte qui leur est remise à  l’entrée, figure d’ailleurs un code qui renvoie à  une banque de données en ligne : un « dossier prostitution » fourni qui permet d’en savoir plus.

La Chose Publique

Cet article est paru dans le numéro 189 de notre revue,Prostitution et Société. Pour nous soutenir et nous permettre de continuer à  paraître, abonnez-vous!

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.