Le bordel, une indécrottable passion française

2566

Le petit monde du cinéma et de la littérature ne pouvait pas rêver mieux. Madame Becker, autrice de La maison, lui a offert sur un plateau ce qu’il a toujours eu envie d’entendre. La prostitution, c’est par goût que les femmes y vont. Par vocation naturelle. Un pur effet de leur liberté et de leurs fantasmes.

Qu’Emma Becker, qui a reçu le Prix des étudiants France Culture Télérama, ne se fasse pas trop d’illusion. C’est d’abord pour cette raison qu’on lui déploie le tapis rouge. Parce qu’elle vient nourrir le mythe tellement cher au microcosme parisien, celui de Belle de jour, et la vieille passion française pour le bordel. La jeune Zahia, comme elle, avait fait la Une, et pour les mêmes raisons ; elle a d’ailleurs été accueillie à  bras ouverts dans le milieu du cinéma.

« Jeune et jolie », moderne comme il faut, Emma Becker explique qu’elle entre au bordel volontairement et que c’est passionnant. Le cinéaste François Ozon, rabroué par les affreuses féministes pour sa fameuse déclaration en 2013 (C’est un fantasme pour beaucoup de femmes de se prostituer ; le fait d’être payée pour avoir des relations sexuelles est quelque chose d’évident dans la sexualité féminine) n’a pas un mot à dire, pas un geste à  faire pour se voir réhabilité par la meilleure des alliées. Avec lui, tous les défenseurs de la prostitution comme liberté ou même comme un des beaux-arts, si nombreux dans le milieu de la culture, frétillent de bonheur. Emma Becker a fait le travail à  leur place.

Annonce

A l’heure où les mêmes semblent prendre fait et cause pour les victimes de harcèlement sexuel, de viols et de violences de toutes sortes, leur vieux fond ressort : les femmes sont putains dans l’âme. Car on veut bien qu’elles soient écrivaines (on finit même par intégrer ce féminin honni) et qu’elles exercent un métier flatteur à  hauteur d’homme, mais à  condition qu’elles finissent par avouer l’essentiel : que leur vraie vocation est d’être disponible sexuellement et leur plaisir, d’être vendue au plus offrant.

Message éternel. Il y eùt entre mille autres le Roman de la Rose au Moyen-âge (Toutes, vous autres femmes, vous êtes, vous serez, vous fûtes, de fait ou de volonté, putes), Théophile Gautier au 19ème (La prostitution est l’état ordinaire de la femme), pour arriver, au 21e, au même type d’affirmation mais sans en avoir l’air. L’attribution à  Emma Becker du Prix des Etudiants France Culture Télérama avec le soutien du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (!!) ne fait que passer un message subliminal, assez peu innovant, aux étudiantes justement : sachez, les filles, qu’aller se prostituer dans un bordel, c’est branché, audacieux et terriblement moderne.

L’idée continue de faire son chemin dans les esprits. Putes elles étaient, putes elles demeurent. L’ordre patriarcal et proxénète est solidement en place. Et tout le reste n’est que littérature.

Article précédent10 minutes 38 secondes dans ce monde étrange, Elif Shafak
Article suivantLes survivantes au théâtre 13 à Paris
Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.