Décès de Kate Millett, une féministe aux côtés des personnes prostituées

1914

 « La situation des prostituées est la forme extrême de la situation de toutes les femmes ». La grande Kate Millett, auteure de ces lignes, est morte à  82 ans, le 6 septembre 2017 à  Paris, où elle venait chaque année avec sa compagne (devenue récemment son épouse) Sophie Keir.

Née en 1934 dans le Minnesota, la sculptrice Kate Millett est une figure majeure du féminisme. En aoùt 1970, elle fait même la une du magazine Time, qui la présente comme « la Mao Tsé Toung de la libération de la femme ». Sa thèse, Sexual Politics, soutenue en 1970 à  l’université de Columbia et publiée en français en 1971 sous le titre La politique du mâle, est devenue un classique. Elle s’y livre à  une critique décapante du patriarcat à  travers le prisme de la littérature, déboulonnant au passage des « stars » comme Henry Miller dont nul avant elle n’avait mesuré le machisme sans limites. Relire ces pages coupe encore le souffle : on y réalise à  quel point l’oppression des femmes est un système politique étendu à  l’ensemble de la culture.

Dès 1970, Kate Millett ne rechigne jamais à  s’attaquer aux causes les plus polémiques.
Non seulement elle clame haut et fort son homosexualité(1) ou s’en prend au système psychiatrique, mais elle empoigne la question de la prostitution à  laquelle elle consacre un ouvrage écrit avec quatre femmes prostituées, La Prostitution : quatuor pour voix féminines (1972) : « Les prostituées sont nos prisonnières politiques », écrit-elle. Lors de débats virulents (déjà ), elle pose un diagnostic qui, près de 50 ans après, reste au cœur d’un persistant malentendu. « Les prostituées ont le sentiment qu’on les condamne elles-mêmes lorsque l’on condamne la prostitution ; il s’agit de parvenir à  une compréhension, à  une solidarité avec les prostituées », explique-t-elle en 1975 aux féministes françaises Monique Wittig et Christine Delphy(2) lors d’une rencontre organisée en France suite à  l’occupation des églises à  Lyon(3). Pour Kate Millett, il faut aussi pouvoir les entendre revendiquer leur sort : mais « c’est très compliqué » : « c’est un labyrinthe, ça a le poids de milliers d’années ».

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Kate Millett ouvre la voie à  la réflexion de fond à  une époque où grandit la mouvance libérale du « travail du sexe ». Certaines de ses phrases, devenues célèbres, sont gravées dans nos esprits : « Ce n’est pas son sexe que vend réellement la prostituée ; c’est sa dégradation. Et l’acheteur, le client, n’achète pas de la sexualité, il achète du pouvoir (!) » ; « La prostitution est une activité particulièrement dangereuse pour une femme parce que c’est celle où sa subordination est la plus clairement représentée » (notre traduction). Il n’y a là  aucune attaque contre les personnes prostituées, mais au contraire l’amorce d’un grand mouvement de libération de toutes les femmes qui, depuis, n’a jamais cessé.

(1) voir ses livres Envol (1974) et Sita (1976)
(2) En juin 1975, à  Lyon, une centaine de femmes prostituées occupent l’église St Nizier pour protester contre la répression policière et revendiquer leur dignité. Le Mouvement du Nid est à  leurs côtés.
(3) « En épousant la cause des victimes, on combat ce dont elles sont victimes », avait pertinemment répondu Christine Delphy.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.